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Littérature française - Page 3

  • Sambre

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    "Durant 30 ans, dans la Sambre, une petite région industrielle du Nord de la France, des dizaines et des dizaines de femmes sont agressées sexuellement ou violées au petit matin. Elles portent plainte, parfois à quelques jours d'intervalles. Elles ne sont pas toujours crues. Un jour de février 2018, ces femmes apprennent  l'arrestation d'un homme surnommé "le violeur de la Sambre". Comment a-t'il pu commettre autant de crimes aussi longtemps sur un si petit territoire sans jamais être inquiété ?". (Extrait 4e de couverture)

    C'est tout l'objet de cette enquête journalistique, reprendre l'affaire à la source et essayer de comprendre ce qui s'est passé dans cette région du Nord. L'intérêt de ce livre, c'est qu'il part du point de vue des victimes, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ont été malmenées.

    Je savais que ce ne serait pas une lecture facile, elle ne l'a pas été. J'ai été traversée par l'indignation, la colère, l'accablement, l'empathie en voyant la détresse des victimes, brisées par le traumatisme du viol et en plus remises en cause par la police et la justice. Dans les premières années, elles étaient reçues quasi-exclusivement par des hommes non formés.

    Le mode opératoire était toujours le même. Au petit matin, des bruits de pas dans le dos des jeunes femmes, une cordelette ou un foulard autour du cou, l'étranglement. La promesse de ne pas les violer, l'obsession de l'homme pour les poitrines. Rares sont celles qui apercevront son visage, d'où la difficulté de faire un portrait robot.

    Dans les premières plaintes, il était seulement question d'attentat à la pudeur, le viol n'était pas encore considéré comme un crime. Trop souvent, la dimension sexuelle de la plainte était tue ou évacuée. Les policiers ne reprenaient pas les paroles exactes des victimes. Les procès-verbaux étaient égarés, les lieux du viol négligés.

    On n'informait pas les jeunes femmes de leurs droits, elles n'entendaient plus parler de leur affaire et beaucoup voulaient l'oublier. En plus du choc traumatique, elle devait encaisser les suspicions de la police à leur égard. "Plus tard, un policier, "un commissaire", dit-elle, revient chez elle lui poser des questions. Il lui demande si elle n'a pas inventé cette histoire. Si elle ne s'est pas fait "ça" toute seule. Son médecin généraliste, présent à ce moment-là, s'énerve et quitte le salon devant une hypothèse aussi improbable. Elle a une double cicatrice au cou, les yeux exorbités à cause de l'asphyxie, et un genou en sang. Elle est passée tout près du stade 3 de l'asphyxie, celui d'où l'on ne revient pas".

    Les services de police ne communiquant pas entre eux, aucun lien n'est fait entre les différentes agressions. De plus, la police ne croit pas à l'existence de crimes en série en France. Ça concernerait seulement les Américains.

    Pendant ce temps, le violeur mène une vie de mari et de père bien intégré, entretenant même un lien amical avec un policier. Quand il est allé au commissariat le saluer un jour, n'a-t'il pas plaisanté avec lui sur sa ressemblance avec le portrait-robot enfin réalisé ?

    Tout est ahurissant dans cette histoire, jusqu'à l'arrivée de professionnels plus impliqués, déterminés à la suivre sans relâche. Des moyens plus modernes sont arrivés. Analyse d'ADN, création de fichiers. Les medias locaux vont enfin parler des viols après des années d'indifférence.

    L'affaire se déplace un moment en Belgique, juste de l'autre côté de la frontière, à Erquelines. La Belgique, traumatisée par l'affaire Dutroux, en a tiré les leçons et accompagne nettement mieux les victimes.

    Après des années de faux espoirs et de ratés, l'homme est enfin arrêté. Dino Scala. Pour certaines victimes, c'est un soulagement. Pour d'autres, la crainte de devoir replonger dans un passé si douloureux. Après discussions, le procès tiendra compte de 56 victimes officielles. Sans doute davantage dans la réalité.

    Le procès est encore l'occasion de douter de la parole des femmes, malgré les faits accablants et les preuves. Un policier aura le courage de dénoncer publiquement la manière honteuse dont ont été traitées certaines victimes et leur demandera pardon au nom de l'institution.

    Finalement, Dino Scala est condamné à la peine maximale, 20 ans de réclusion. Il est à souligner qu'en France, qu'un homme viole 1 femme ou une centaine, la peine est la même, le côté série n'est pas pris en compte.

    L'affaire n'est pas terminée. L'avocate de l'accusé a fait appel. Un nouveau procès aura lieu en 2024.

    Au-delà de ce cas, l'enquête montre à quel point les violences sexuelles sont tues dans l'ensemble de la société, à quel point le silence est la règle, à commencer par les familles. Si la parole avait été prise au bon moment, rien de tout cela n'aurait eu lieu.

    C'est une enquête passionnante, qui se lit facilement. J'ai cependant fait plusieurs pauses, émotionnellement c'est assez éprouvant.

    "Lorsqu'elle retourne enfin au lycée en janvier 2003, l'adolescente est une autre. Elle ne veut plus sortir aux récrés, demande à rester enfermée dans une salle. Désormais, elle a peur de tout. Elle est obsédée par les faits divers à la télé. Dort avec la lumière et la télé allumées 24 h sur 24. Elle change de look. Ne met plus que des joggings informes. Se coupe les cheveux. Les teint. Ne se maquille plus. Et commence à grossir. Au lycée, cette année-là, elle décroche. Lorsqu'elle est chez elle, elle pleure toute la nuit, un de ses frères dormira au pied de son lit durant des années".

    Une lecture nécessaire, mais choisir le moment où on peut l'affronter.

    L'avis de Ingannmic et Keisha

    Alice Géraud - Sambre - 400 pages
    Editions J.C. Lattès - 2023

  • En marchant (Petite rhétorique itinérante)

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    "Une lenteur orchestrée qui fait durer le temps : ne tient-on pas là une merveilleuse définition de la marche ? Oui, la marche est un fastueux déploiement de lenteur et de silence. Lenteur pour soi, silence en soi. Et comme elle nous l'enseigne souverainement : les trois seuls vrais luxes en ce monde, où superflu et vanité pullulent, sont le temps, l'espace et le silence. Le reste n'est que fumées".

    J'ai tellement aimé "L'homme qui fuyait le Nobel" il y a quelques années, que je n'ai pas hésité à choisir le nouveau titre de l'auteur à l'occasion de la dernière opération Masse Critique. Et bien m'en a pris. Ce n'est pas un roman cette fois-ci, mais une réflexion sur ce que peut représenter la marche en général, dans le passé et aujourd'hui.

    L'auteur s'appuie autant sur ses expériences personnelles que sur les écrits des philosophes, écrivains, compositeurs etc .. l'ayant pratiquée assidûment.

    "Alexandre Dumas, lui, le dit bien dans ses mémoires. Encore jeune à l'époque, séjournant à Crépy-en-Valois, il part pédibus visiter le tombeau de Rousseau, situé à Ermenonville, à près de six lieues de là, c'est-à-dire la bagatelle de 24 kilomètres, ce qui fait tout de même une sérieuse balade aller-retour ... On sait que son ami Hugo sacrifia lui-même au voluptueux impératif de la marche quotidienne. Avait-il peur comme Eugène Sue - autre grand enjambeur de lieues - que l'obésité ne le gagne ? Toujours est-il qu'en adepte de l'hydrothérapie et de l'exercice physique, il ne dérogea que rarement à ce qu'il appelait son mille passus. Cette balade digestive, de deux heures environ, il la fit seul ou accompagné de sa chère Juliette Drouet, à Paris, dans ses divers voyages, mais aussi à Jersey et surtout Guernesey, exîle chère à son coeur."

    J'ai retrouvé l'érudition, la plume élégante qui m'avait tant plu et l'humour discret. L'auteur n'idéalise pas la marche, il prône au contraire la simplicité, nul besoin d'équipement coûteux ou de voyages lointains pour en profiter.

    Il revient toutefois sur les paysages magnifiques qu'il a pu admirer lors de ses voyages et qui l'ont laissé ébloui. Il y a des pages superbes et poétiques sur le site d'Ankhor.

    "J'eus la chance, voué à des activités variées ou plus simplement par goût, de pas mal voyager dans ce monde en quête de paysages divers, de "décors", parfois splendides, mais nul besoin d'aller jusqu'aux pôles ou en Pagagonie pour connaître l'émerveillement. Les philosophes, eux, parleraient d'étonnement, de cette stupéfaction oscillant entre volupté et douleur, d'être là, en vie, marchant sur une route, un layon en forêt, ou dans les rues d'une grande capitale, plutôt que de n'être pas."

    Mon exemplaire est hérissé de post-it, tant de passages m'ont donné envie d'y revenir tôt ou tard.

    Vous l'avez compris c'est un vrai coup de coeur, destiné aussi bien aux marcheurs en fauteuil qu'à ceux qui se lancent sur les chemins. Chacun y trouvera une inspiration.

    Je dois vous prévenir que la bibliographie finale, bien fournie, risque d'aggraver vos envies de lecture.

    Merci à Masse Critique et aux Editions Tallandier

    L'interview de Sonia Devillers (France Inter) ici

    Patrick Tudoret - En marchant - 208 pages
    Editions Tallandier - 2023

  • Les exportés

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    "Je ne sais pas ce que c'est que d'être juif, on ne m'en a jamais rien transmis et cela ne me manque pas.
    Ayant grandi en France et en démocratie, nul ne m'a jamais "désignée" malgré moi. En revanche, je comprends en lisant Perec que "je suis étrangère à quelque chose de moi-même" différente non pas des autres, mais "différente des miens". En effet, je ne parle pas la langue que ma mère parlait avec ses parents, je ne partage pas "leurs souvenirs, leur histoire, leur culture, leur espoir". Je n'ai pas le sentiment d'avoir oublié, mais celui de n'avoir jamais pu apprendre".

    Jusqu'à présent, comme tout le monde, je connaissais Sonia Devillers en tant que journaliste à France-Inter. J'ignorais qu'elle était d'origine roumaine et juive.

    J'ai donc découvert son histoire familiale avec ce récit sous forme d'enquête prenante. Je n'ai pas de connaissance particulière sur l'histoire roumaine, j'en connais les grandes lignes, sans plus, je n'avais jamais entendu parler de ce troc de l'Etat roumain, juifs contre bétail et ensuite simplement espèces sonnantes et trébuchantes avec Israël.

    Les grands-parents de l'autrice sont issus de milieu bourgeois. Harry et Gabriela n'ont jamais vraiment raconté comment ils avaient traversé la guerre en échappant à la mort. Ils en parlaient comme quelque chose de banal, donnant l'impression de ne pas avoir de ressenti.

    Harry et Gabriela ont adhéré rapidement au discours communiste qui promettait qu'il n'y aurait plus de différences entre les hommes, plus de discriminations. 

    Alors comment se sont-ils retrouvés sur un quai de gare français en 1961, hébétés après un voyage interminable, angoissant et dangereux ?

    L'ouverture des archives de la Sécuritate a permis à l'autrice de remettre en pespective ce qui les avaient amenés là. Au coeur de l'histoire, elle trouve un passeur, juif lui-même, Henry Jacober, dont l'action sera déterminante pour nombre de juifs qui veulent quitter la Roumanie. Le pays ayant un besoin énorme d'argent, va négocier leur départ contre du bétail, porcs, poulets, veaux, mais aussi contre des installations ultra-modernes, abattoirs, bâtiments, clefs en main.

    C'est un récit assez complexe, avec des détails ahurissants. Sonia Devillers se demande régulièrement jusqu'où ses grands-parents ont été au courant de ce qui se passait, surtout lorsqu'ils avaient une place enviable au parti, après la guerre. Ont-ils fermé les yeux pour garder leur position ou croyaient-ils vraiment à un monde nouveau ?

    Le mélange récit familial et grande histoire est bien articulé et se suit facilement. La question de la judéité est centrale, d'autant plus puissante que la famille ne voulait pas en tenir compte elle-même.

    L'autrice a dû se construire dans cette famille ou sa mère et sa tante ont été arrachées à leur pays à 16 et 14 ans et en gardent une blessure certaine.

    Elle fait un portrait assez sévère de sa grand-mère, consciente de sa valeur et n'ayant jamais digéré son déclassement en France, tout en se démenant pour nourrir et éduquer sa famille.

    C'est une lecture que j'ai appréciée, qui amène une pierre de plus malheureusement à ce que l'humain est capable de faire dans le pire. J'ai été un peu parasitée par la perception que j'ai de l'autrice. J'écoute ses émissions et je la trouve régulièrement excessive et de parti-pris, un ton que j'ai parfois retrouvé dans le livre, mais c'est peu de chose au regard de ce qu'elle raconte.

    Sur un thème pas très éloigné, un excellent roman "La musique engloutie" de Christian Haller.

    Sonia Devillers - Les exportés - 288 pages
    Editions Flammarion - 2022

  • On était des loups

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    "C'est étrange que je n'aie jamais eu peur de rien, la nuit l'avenir les bagarres ou les bêtes sauvages, alors qu'un gosse ça ne passe pas. Je ne sais pas comment lui parler, comment le nourrir, ou mettre les mains pour le porter. Maintenant je regarde ces années d'Ava j'aurais pu en profiter pour apprendre, mais non. Puisqu'elle le faisait moi je n'avais pas besoin. Il y a plein de choses, c'est quand tu n'as plus le choix que tu t'y mets et pourtant ça ne veut pas dire que tu ne vas pas les aimer. Tout ça je n'arrive pas à l'expliquer à Aru, j'ai l'impression de chercher des excuses et des excuses je n'en ai pas".

    J'ai abandonné la lecture de Sandrine Collette après "les larmes noires sur la terre". Trop de malheurs accumulés, trop de noirceur, pas la moindre lueur d'espoir nulle part, bref trop c'est trop.

    Je n'avais pas été tentée de reprendre depuis, jusqu'à son dernier passage à la Grande Librairie où j'ai entendu qu'elle s'était adoucie, que son nouveau roman était moins noir que les précédents etc .. Elle a été suffisamment éloquente pour que je me lance.

    Le verdict ? C'est vrai que la noirceur est moins assumée jusqu'au bout, mais ce n'est pas une bluette non plus. Le personnage principal, Liam, vit dans un pays non précisé, dans une région montagneuse loin des hommes. Il vit de chasse, de ce que la nature lui offre et est heureux quand il rentre de trouver sa femme Ava à la maison.

    Ava partage sa manière de vivre ; elle veut cependant un enfant. Liam n'est pas trop d'accord mais elle l'a à l'usure. Il accueille la naissance d'Aru sans déplaisir, sans être tellement concerné non plus. C'est l'enfant d'Ava.

    Et puis c'est l'accident imprévu. Ava meurt et Liam doit envisager de changer radicalement de vie pour s'occuper d'Aru, qui a cinq ans. C'est la panique, il n'en veut pas. Il entreprend un voyage de quelques jours pour le confier à son oncle et à sa tante. Il se heurte à un refus, l'oncle lui signifiant clairement qu'Aru a un père et que c'est à lui de le prendre en charge.

    A partir de là, Liam entreprend une errance du côté d'un lac où il avait promis d'emmener Ava, ce qu'il n'a jamais fait. Ça tourne en rond dans sa tête et ce n'est pas joli-joli. Le pauvre petit Aru s'adapte comme il peut à ce père sombre et imprévisible.

    Je ne vais pas vous en dire plus ; c'est un roman qui se lit facilement, qui est prenant, malgré le côté antipathique du narrateur, une brute épaisse tout de même. Le récit est nerveux, des phrases courtes, la tension permanente, il y a du savoir-faire.

    Je ne regrette pas de l'avoir lu, sans que ce soit non plus un coup de coeur.

    L'avis de Alex Krol Pativore Sandrion

    Sandrine Collette - On était des loups - 208 pages
    Editions Lattès - 2022

  • Nous nous aimions

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    "Tous les étés, Daredjane est menacée de ne pas pouvoir repartir avec ses filles. Kessané a surpris une conversation entre son grand-père et sa grand-mère un soir en Abkhasie. "Tu te rends malade, disait Bebia, tu vas finir par avoir un ulcère si tu continues. Depuis le temps, tu devrais être habitué. - Jamais, répondait Babou. On ne s'habitue pas à la peur. Ils ont Daredjane dans le collimateur depuis qu'elle s'est mariée et est partie en France. Un jour ça va mal finir -".

    Le roman s'ouvre sur une scène glaçante à l'aéroport de Moscou, étape obligée sur le trajet entre la France et l'Abkhasie (région de Géorgie à l'époque). Les douanières font clairement comprendre à Daredjane que sur ce territoire, elle est toujours soviétique et que l'on peut la bloquer là, en laissant repartir ses deux petites filles, seules. Aucune humiliation ne leur sera épargnée.

    Daredjane, danseuse géorgienne, a rencontré Tamaz lors d'une tournée en France et ils sont tombés tout de suite amoureux. Tamaz vit en France depuis les années 20. Les démarches vont être longues pour qu'elle puisse l'épouser et le rejoindre. Elle tient à ce que ses deux filles connaissent leurs grands-parents et malgré les risques, elle retourne au pays tous les étés. Tamaz reste en France.

    J'avais beaucoup aimé "la mer noire" et j'ai retrouvé le même charme dans ce court roman. C'est une histoire de famille, très unie, sur fond d'exil et de drames. Il y est question de la difficulté des relations mère-filles-soeurs et du délitement des liens au fil des années et des évènements.

    Enfants, Kessané et Tina ne se quittaient pas, se soutenaient constamment, sous le regard aimant de Daredjane et de Tamaz. Puis il y a eu la guerre d'indépendance de l'Abkhasie dans les années 90, la perte de la maison familiale, la fuite des grands-parents vers Tbilissi, blessure jamais refermée.

    Kessané et Tina vont peu à peu s'éloigner l'une de l'autre, leurs amis et leurs amours sont différents. La mort de Tamaz va aggraver la situation, rendant Daredjane de plus en plus acariatre et injuste envers son aînée.

    Le livre se clos sur une lettre poignante de Kessané à sa mère, évoquant l'impossibilité de dialogue, mais lui gardant tout son amour.

    Une belle lecture, faisant place aux émotions et aux aléas de la vie. Encore une famille qui a été bousculée et dépassée par des évènements plus grands qu'elle. Impossible de ne pas penser à ce qui se passe actuellement en Ukraine. J'avoue que j'avais oublié le conflit entre la Géorgie et l'Abkhasie, qui a pourtant fait un grand nombre de morts et de destructions.

    L'avis de Philisine

    Khétévane Davrichewy - Nous nous aimions - 152 pages
    Editions Wespieser - 2022

  • Tenir sa langue

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    "Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins."

    Pauline s'est aperçue tardivement que son prénom de naissance, Polina, n'apparaissait pas sur ses papiers officiels. C'est lors de son arrivée en France que son prénom a été francisé, de manière définitive. Or, son prénom est relié à l'histoire de sa grand-mère juive, donc précieux pour elle.

    "À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina".

    Elle va entamer des démarches pour récupérer son prénom, mais c'est compter sans l'absurdité de certaines règles et la rigidité de l'administration française.

    C'est ce parcours du combattant qu'elle nous raconte ici, entremêlé de souvenirs autant en Russie qu'en France, son arrivée à Saint-Etienne, ses premiers pas à la maternelchik, où sa mère l'emmène pour qu'elle apprenne le français rapidement. Mais attention, il n'est pas question de perdre le russe.

    "Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange".

    Il y a aussi les grands-parents en Russie, le grand-père qui ne peut pas s'empêcher de demander à chaque fois qu'est-ce qui est le meilleur pays, la Russie ou la France, les séjours à la datcha en été, la tiota qui est juive quand ça l'arrange.

    La petite fille essaie de jongler comme elle peut entre ces deux univers, ces deux langues ; elle le raconte avec drôlerie et légèreté. Malgré tout, on se dit que ça n'a pas dû être facile tous les jours ces allers-retours entre deux langues et deux cultures.

    Et puis, l'univers kafkaïen de la justice pour récupérer Polina, les visites codifiées au tribunal, j'ignorais que c'était aussi difficile.

    Une lecture agréable, qui fait réfléchir et donne un éclairage touchant sur une double culture et un milieu familial. J'aurais aimé que la réflexion aille un peu plus loin, le ton reste assez léger tout au long, mais j'ai pris plaisir à cette lecture.

    L'avis de Tête de lecture Alex Delphine-Olympe Doudoumatous

    Polina Panassenko - Tenir sa langue - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022

  • Maritimes

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    "En fin d'après-midi, le bateau était reparti et Benjamin était resté. Il faut se remettre dans l'ambiance de cette époque difficile. Chacun savait ce qui se passait sur le continent, le pays était empêtré dans la dictature, aussi par prudence nous avons décidé de ne poser aucune question à cet inconnu que la mer nous avait envoyé. Benjamin à travers les fenêtres du café avait regardé le bateau s'éloigner. Je me trouvais là, je me souviens".

    Une île quelque part en Méditerranée, une population de pêcheurs soudés, se souvenant du temps lointain où ils parlaient la même langue que les créatures marines, une dictature sur le continent en face .. le décor est planté.

    Un narrateur raconte en leur nom à tous. Il raconte le jour où ils ont vu débarquer Benjamin, beau comme un Dieu grec. Il n'a pas pris le bateau du retour. Ils ont compris qu'il se cachait, ils n'ont rien dit, il s'est intégré petit à petit en rendant des services, en participant à leur vie, toujours avec respect.

    Hébergé d'abord chez la boulangère, il a demandé à emménager dans une maison abandonnée, tout au bout de l'île.

    Dès le départ, nous pressentons un drame qui couve. Il ne manquera pas d'advenir et je n'en dirai pas plus.

    L'histoire, racontée avec simplicité aborde l'horreur d'une dictature, le rejet des migrants, la chasse aux opposants, la violence des hommes et par-dessus tout une magnifique histoire d'amour.

    Il y est aussi question de solidarité, d'empathie, d'humanité en somme.

    Un roman que j'ai lu grâce à Hélène et qui m'a laissée complètement sous le charme. Les évènements sont durs, mais la poésie est là et une certaine beauté au coeur des pêcheurs.

    J'ai tout aimé dans ce roman à l'allure de conte.

    "Dans quelques jours les derniers vacanciers partiront et les créatures marines pourront de nouveau s'approcher. Elles vivent sous la surface de l'eau et tous ces gens les dérangent, elles en ont peur et passent l'été cachées dans des endroits connus d'elles seules. Nous regarderons la mer se rider à leur approche silencieuse, nous pourrons les imaginer rassurées. Aucun touriste ne se doute de leur existence, nous seuls connaissons cette population qui depuis la nuit des temps partage les grands fonds méditerranéens avec les poissons, les phoques-moines, les dauphins et quelques monstres préhistoriques qui ont traversé les siècles".

    Sylvie Tanette - Maritimes - 120 pages
    Grasset - 2021

  • Les jardiniers

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    "J'ignore si vous avez entendu ce cri que la femme a poussé, une Anglaise, un cri aigu, perçant, comme seules les Anglaises savent en produire. J'ai moi-même entendu ce cri, depuis mon balcon où j'étais allongée dans ma chaise longue, ces chaises longues qu'ils ont ici sont tout simplement des modèles de confort. Mais du mari rien, pas un mot. On se méfie lorsqu'on entend une femme crier dans un hôtel, surtout un hôtel comme celui-ci, irréprochable à tous égards. Aussi ai-je tendu l'oreille, sans pour autant me lever, ce qui me prend un certain temps comme à vous je suppose, ni vous ni moi ne nous levons plus d'un bond, n'est-ce-pas, l'époque où nous nous relevions d'un bond de nos sièges est révolue, bel et bien révolue, cela va sans dire".

    Véronique Bizot est douée pour créer une atmosphère étrange, en apparence banale mais où l'on sent poindre quelque chose de moins innocent. Le ton, distancié et souvent caustique est savoureux, il n'y a plus qu'à attendre la chute, absurde ou féroce, c'est selon.

    Pourtant, dans ces sept nouvelles nous sommes entre gens bien. Ce qui n'empêche pas les petites ou grandes vengeances de mijoter doucement, mais sûrement. Comme par exemple dans "la femme de Georges" où un narrateur observe une piscine en contrebas, sans que nous comprenions le lien entre les occupants. La chute est glaçante.

    Quant à la jeune mariée anglaise de l'extrait, si elle crie autant, c'est qu'elle affirme avoir vu des rats en entrant dans sa chambre. Des rats dans un hôtel de luxe ! Est-ce vrai, est-ce inventé ? Et dans quel but ?

    Dans la première nouvelle, une soeur se venge de son frère absent depuis trop longtemps en transformant le jardin de la propriété. Lorsqu'il rentre enfin, la jungle qu'il avait laissée volontairement prospérer a été transformée en jardin au cordeau, fleuri et domestiqué à outrance. Les jardiniers qui y travaillent tous les jours narguent le narrateur exaspéré.

    Et que dire de ce beau-père tout juste arrivé d'Arménie dans une tour de luxe parisienne. Le temps que son gendre tourne le dos, il a disparu, défenestré. Comment l'annoncer à sa fille, à l'étranger pour son travail, comme toujours. Le narrateur préfère ramener le corps du beau-père en Arménie et l'enterrer à la va-vite.

    Des narrations simples, mais décalées, des phrases longues, des petites digressions, je n'ai jamais été déçue par un texte de l'autrice, que ce soit les nouvelles ou les romans. J'en ai encore quelques uns à découvrir.

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    Véronique Bizot - Les jardiniers - 112 pages
    Actes Sud - 2008

  • Aujourd'hui les coeurs se desserrent

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    "Une jeune fille peut jouer du piano, chanter, faire de l'aquarelle sur le motif, mais faire des vers est déjà plus suspect, écrire un roman carrément condamnable, presque autant qu'être comédienne. Bref, Babette n'a pas beaucoup d'atouts pour convenir à Amélie. Le milieu ! Curieux mot qui a disparu. Depuis peu, on parle de réseau. La métaphore est scientifique, celle de milieu était biologique. Un réseau se construit, tandis qu'on naît dans un milieu. Il est très difficile de changer de milieu, changer de milieu exige au moins deux générations. Et encore traite-t'on ceux qui y parviennent précisément de parvenus".

    J'ai été tentée par ce roman parce qu'il se passe dans ma région, au sein d'une riche famille industrielle dans la filière du textile. C'est l'histoire classique de l'élaboration d'une fortune et du lent déclin qui suivra, sur trois générations.

    Le narrateur est Guillaume Deslorgeux, le petit-fils qui essaie de comprendre l'échec de sa famille en remontant au grand-père, homme sévère et mutique, bourgeois catholique ordinaire.

    Il a eu deux fils, Paul et Jean. Paul idéalise son aîné et le voit en héros lorsque la seconde guerre mondiale éclate. Paul est fait prisonnier et échoue à s'évader. Il s'imagine que de son côté, Jean a certainement réussi et mène une meilleure vie que la sienne. Cette jalousie irrépressible poussera Paul à prendre des risques importants, jusqu'à se retrouver dans un camp disciplinaire, Rawa Ruska.

    Pendant ce temps, Jean est revenu chez ses parents et se consacre au théâtre avec une petite troupe amateur. La jeune première, Babette, tombe amoureuse de lui, en vain. Jean dissimule un secret qui le ronge et l'empêche de s'engager.

    Après la guerre, Paul ne pardonnera jamais à Jean d'avoir traversé cette période sans éclat et presque sans danger, alors que lui passait par d'extrêmes souffrances. Un noeud supplémentaire complique la situation. Babette, rejetée par Jean, va se consoler dans les bras de Paul. Ils se marieront, Paul s'enfonçant dans le mutisme comme son père et Babette éteignant complètement toute vélléité de carrière théâtrale, se conformant à ce que le milieu attend d'elle.

    A vrai dire, je n'ai pas été très intéressée par les péripéties sentimentales du roman. J'ai apprécié davantage l'histoire de l'essor du textile et la richesse qu'il a apportée à certains, jusqu'au changement radical du monde industriel que n'ont pas su anticiper des familles trop bien installées dans le confort.

    La description de la vie quotidienne pendant la guerre et l'occupation allemande est bien documentée, j'y ai retrouvé des lieux familiers et l'évocation d'un bombardement très meurtrier (700 morts) à Rouen, à cinq cents mètres de mon domicile actuel. Evènement dont j'entendais parler dans mon enfance, le souvenir en était vivace.

    C'est une lecture agréable, mais je n'ai pas réussi à m'attacher aux personnages, surtout Paul dont je n'ai pas saisi l'obstination dans la dureté. J'aurais aimé que la narrateur ait plus de place dans l'histoire, lui qui doit affronter les conséquences de ce que n'ont pas fait ses aînés. Il fait preuve de plus de courage et d'humanité.

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    Pascale Roze - Aujourd'hui les coeurs se desserrent - 176 pages
    Editions Stock - 2011

  • Rien ni personne

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    "A la fin de l'audience de conciliation, la juge avait débité son discours en soulignant que monsieur apparaissait comme un personnage imprévisible et violent au passé de délinquant multirécidiviste, sans emploi à ce jour, squattant une caravane et venant de se faire retirer son permis pour conduite en état d'ivresse et qu'au vu de ces éléments, l'enfant serait confié à sa mère. Dans sa grande magnanimité, elle accordait au père un droit de visite sans hébergement un dimanche sur deux de dix heures à dix-huit heures, en attendant que monsieur trouve un logement digne de ce nom pour accueillir l'enfant".

    Voilà un court roman qui cogne fort sur un sujet pas si souvent abordé, l'amour paternel. Le père, Dylan, qui est le narrateur, a multiplié les bavures et les mauvais choix. Il a beau savoir qu'il est enclin au pétage de plombs, il a l'art de se fourrer dans des situations sans issue.

    Nous faisons sa connaissance alors qu'il est interné en hôpital psychiatrique après un accès de violence. Bourré de médicaments, il a l'esprit encore moins clair que d'habitude lorsqu'il apprend que Clara, son ex-compagne a l'intention de déménager à l'autre bout du pays, emmenant Nino, leur fils de deux ans avec elle. C'est pour lui la certitude de ne plus le voir et c'est intolérable.

    Dès lors se met en route une chaîne de réactions qui ne s'arrêtera plus. Dylan réussi à se faire la belle de l'hôpital et récupère son fils, l'entraînant dans une cavale qui ne pourra que mal se terminer.

    Son amour pour son fils est incommensurable, la seule belle chose qui lui soit arrivée dans la vie. Il a cru un moment pouvoir vivre une vie de famille normale avec Clara, mais c'était sans compter sur les propres problèmes de celle-ci, droguée, instable, manipulatrice. La première année de Nino, c'est Dylan qui s'en est complètement occupé, Clara n'étant pas en étant de le faire.

    C'est une histoire très réaliste, le langage est direct, Dylan n'a pas les mots qui lui permettraient peut-être de réagir autrement. En s'enfuyant, il sait que son geste est désespéré, qu'il va être poursuivi, mais il va de l'avant, dominé par sa souffrance et le besoin de son enfant.

    Je ne vous cache pas qu'en pressentant la fin, j'ai ralenti ma lecture, freinant des quatre fers en espérant me tromper. Mais quel choix la société a-t'elle laissé à Dylan tout au long de sa vie ? Je me suis souvenue avoir eu les mêmes réflexions à la lecture de "Bord de mer" de Véronique Olmi.

    En refermant le livre, reste un certain nombre de questions, assez vertigineuses autant d'un point de vue personnel que collectif.

    Ludovic Joce - Rien ni personne - 146 pages
    Editions du Jasmin - 2022