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Littérature française - Page 3

  • Nous nous aimions

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    "Tous les étés, Daredjane est menacée de ne pas pouvoir repartir avec ses filles. Kessané a surpris une conversation entre son grand-père et sa grand-mère un soir en Abkhasie. "Tu te rends malade, disait Bebia, tu vas finir par avoir un ulcère si tu continues. Depuis le temps, tu devrais être habitué. - Jamais, répondait Babou. On ne s'habitue pas à la peur. Ils ont Daredjane dans le collimateur depuis qu'elle s'est mariée et est partie en France. Un jour ça va mal finir -".

    Le roman s'ouvre sur une scène glaçante à l'aéroport de Moscou, étape obligée sur le trajet entre la France et l'Abkhasie (région de Géorgie à l'époque). Les douanières font clairement comprendre à Daredjane que sur ce territoire, elle est toujours soviétique et que l'on peut la bloquer là, en laissant repartir ses deux petites filles, seules. Aucune humiliation ne leur sera épargnée.

    Daredjane, danseuse géorgienne, a rencontré Tamaz lors d'une tournée en France et ils sont tombés tout de suite amoureux. Tamaz vit en France depuis les années 20. Les démarches vont être longues pour qu'elle puisse l'épouser et le rejoindre. Elle tient à ce que ses deux filles connaissent leurs grands-parents et malgré les risques, elle retourne au pays tous les étés. Tamaz reste en France.

    J'avais beaucoup aimé "la mer noire" et j'ai retrouvé le même charme dans ce court roman. C'est une histoire de famille, très unie, sur fond d'exil et de drames. Il y est question de la difficulté des relations mère-filles-soeurs et du délitement des liens au fil des années et des évènements.

    Enfants, Kessané et Tina ne se quittaient pas, se soutenaient constamment, sous le regard aimant de Daredjane et de Tamaz. Puis il y a eu la guerre d'indépendance de l'Abkhasie dans les années 90, la perte de la maison familiale, la fuite des grands-parents vers Tbilissi, blessure jamais refermée.

    Kessané et Tina vont peu à peu s'éloigner l'une de l'autre, leurs amis et leurs amours sont différents. La mort de Tamaz va aggraver la situation, rendant Daredjane de plus en plus acariatre et injuste envers son aînée.

    Le livre se clos sur une lettre poignante de Kessané à sa mère, évoquant l'impossibilité de dialogue, mais lui gardant tout son amour.

    Une belle lecture, faisant place aux émotions et aux aléas de la vie. Encore une famille qui a été bousculée et dépassée par des évènements plus grands qu'elle. Impossible de ne pas penser à ce qui se passe actuellement en Ukraine. J'avoue que j'avais oublié le conflit entre la Géorgie et l'Abkhasie, qui a pourtant fait un grand nombre de morts et de destructions.

    L'avis de Philisine

    Khétévane Davrichewy - Nous nous aimions - 152 pages
    Editions Wespieser - 2022

  • Tenir sa langue

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    "Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins."

    Pauline s'est aperçue tardivement que son prénom de naissance, Polina, n'apparaissait pas sur ses papiers officiels. C'est lors de son arrivée en France que son prénom a été francisé, de manière définitive. Or, son prénom est relié à l'histoire de sa grand-mère juive, donc précieux pour elle.

    "À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina".

    Elle va entamer des démarches pour récupérer son prénom, mais c'est compter sans l'absurdité de certaines règles et la rigidité de l'administration française.

    C'est ce parcours du combattant qu'elle nous raconte ici, entremêlé de souvenirs autant en Russie qu'en France, son arrivée à Saint-Etienne, ses premiers pas à la maternelchik, où sa mère l'emmène pour qu'elle apprenne le français rapidement. Mais attention, il n'est pas question de perdre le russe.

    "Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange".

    Il y a aussi les grands-parents en Russie, le grand-père qui ne peut pas s'empêcher de demander à chaque fois qu'est-ce qui est le meilleur pays, la Russie ou la France, les séjours à la datcha en été, la tiota qui est juive quand ça l'arrange.

    La petite fille essaie de jongler comme elle peut entre ces deux univers, ces deux langues ; elle le raconte avec drôlerie et légèreté. Malgré tout, on se dit que ça n'a pas dû être facile tous les jours ces allers-retours entre deux langues et deux cultures.

    Et puis, l'univers kafkaïen de la justice pour récupérer Polina, les visites codifiées au tribunal, j'ignorais que c'était aussi difficile.

    Une lecture agréable, qui fait réfléchir et donne un éclairage touchant sur une double culture et un milieu familial. J'aurais aimé que la réflexion aille un peu plus loin, le ton reste assez léger tout au long, mais j'ai pris plaisir à cette lecture.

    L'avis de Tête de lecture Alex Delphine-Olympe Doudoumatous

    Polina Panassenko - Tenir sa langue - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022

  • Maritimes

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    "En fin d'après-midi, le bateau était reparti et Benjamin était resté. Il faut se remettre dans l'ambiance de cette époque difficile. Chacun savait ce qui se passait sur le continent, le pays était empêtré dans la dictature, aussi par prudence nous avons décidé de ne poser aucune question à cet inconnu que la mer nous avait envoyé. Benjamin à travers les fenêtres du café avait regardé le bateau s'éloigner. Je me trouvais là, je me souviens".

    Une île quelque part en Méditerranée, une population de pêcheurs soudés, se souvenant du temps lointain où ils parlaient la même langue que les créatures marines, une dictature sur le continent en face .. le décor est planté.

    Un narrateur raconte en leur nom à tous. Il raconte le jour où ils ont vu débarquer Benjamin, beau comme un Dieu grec. Il n'a pas pris le bateau du retour. Ils ont compris qu'il se cachait, ils n'ont rien dit, il s'est intégré petit à petit en rendant des services, en participant à leur vie, toujours avec respect.

    Hébergé d'abord chez la boulangère, il a demandé à emménager dans une maison abandonnée, tout au bout de l'île.

    Dès le départ, nous pressentons un drame qui couve. Il ne manquera pas d'advenir et je n'en dirai pas plus.

    L'histoire, racontée avec simplicité aborde l'horreur d'une dictature, le rejet des migrants, la chasse aux opposants, la violence des hommes et par-dessus tout une magnifique histoire d'amour.

    Il y est aussi question de solidarité, d'empathie, d'humanité en somme.

    Un roman que j'ai lu grâce à Hélène et qui m'a laissée complètement sous le charme. Les évènements sont durs, mais la poésie est là et une certaine beauté au coeur des pêcheurs.

    J'ai tout aimé dans ce roman à l'allure de conte.

    "Dans quelques jours les derniers vacanciers partiront et les créatures marines pourront de nouveau s'approcher. Elles vivent sous la surface de l'eau et tous ces gens les dérangent, elles en ont peur et passent l'été cachées dans des endroits connus d'elles seules. Nous regarderons la mer se rider à leur approche silencieuse, nous pourrons les imaginer rassurées. Aucun touriste ne se doute de leur existence, nous seuls connaissons cette population qui depuis la nuit des temps partage les grands fonds méditerranéens avec les poissons, les phoques-moines, les dauphins et quelques monstres préhistoriques qui ont traversé les siècles".

    Sylvie Tanette - Maritimes - 120 pages
    Grasset - 2021

  • Les jardiniers

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    "J'ignore si vous avez entendu ce cri que la femme a poussé, une Anglaise, un cri aigu, perçant, comme seules les Anglaises savent en produire. J'ai moi-même entendu ce cri, depuis mon balcon où j'étais allongée dans ma chaise longue, ces chaises longues qu'ils ont ici sont tout simplement des modèles de confort. Mais du mari rien, pas un mot. On se méfie lorsqu'on entend une femme crier dans un hôtel, surtout un hôtel comme celui-ci, irréprochable à tous égards. Aussi ai-je tendu l'oreille, sans pour autant me lever, ce qui me prend un certain temps comme à vous je suppose, ni vous ni moi ne nous levons plus d'un bond, n'est-ce-pas, l'époque où nous nous relevions d'un bond de nos sièges est révolue, bel et bien révolue, cela va sans dire".

    Véronique Bizot est douée pour créer une atmosphère étrange, en apparence banale mais où l'on sent poindre quelque chose de moins innocent. Le ton, distancié et souvent caustique est savoureux, il n'y a plus qu'à attendre la chute, absurde ou féroce, c'est selon.

    Pourtant, dans ces sept nouvelles nous sommes entre gens bien. Ce qui n'empêche pas les petites ou grandes vengeances de mijoter doucement, mais sûrement. Comme par exemple dans "la femme de Georges" où un narrateur observe une piscine en contrebas, sans que nous comprenions le lien entre les occupants. La chute est glaçante.

    Quant à la jeune mariée anglaise de l'extrait, si elle crie autant, c'est qu'elle affirme avoir vu des rats en entrant dans sa chambre. Des rats dans un hôtel de luxe ! Est-ce vrai, est-ce inventé ? Et dans quel but ?

    Dans la première nouvelle, une soeur se venge de son frère absent depuis trop longtemps en transformant le jardin de la propriété. Lorsqu'il rentre enfin, la jungle qu'il avait laissée volontairement prospérer a été transformée en jardin au cordeau, fleuri et domestiqué à outrance. Les jardiniers qui y travaillent tous les jours narguent le narrateur exaspéré.

    Et que dire de ce beau-père tout juste arrivé d'Arménie dans une tour de luxe parisienne. Le temps que son gendre tourne le dos, il a disparu, défenestré. Comment l'annoncer à sa fille, à l'étranger pour son travail, comme toujours. Le narrateur préfère ramener le corps du beau-père en Arménie et l'enterrer à la va-vite.

    Des narrations simples, mais décalées, des phrases longues, des petites digressions, je n'ai jamais été déçue par un texte de l'autrice, que ce soit les nouvelles ou les romans. J'en ai encore quelques uns à découvrir.

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    Véronique Bizot - Les jardiniers - 112 pages
    Actes Sud - 2008

  • Aujourd'hui les coeurs se desserrent

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    "Une jeune fille peut jouer du piano, chanter, faire de l'aquarelle sur le motif, mais faire des vers est déjà plus suspect, écrire un roman carrément condamnable, presque autant qu'être comédienne. Bref, Babette n'a pas beaucoup d'atouts pour convenir à Amélie. Le milieu ! Curieux mot qui a disparu. Depuis peu, on parle de réseau. La métaphore est scientifique, celle de milieu était biologique. Un réseau se construit, tandis qu'on naît dans un milieu. Il est très difficile de changer de milieu, changer de milieu exige au moins deux générations. Et encore traite-t'on ceux qui y parviennent précisément de parvenus".

    J'ai été tentée par ce roman parce qu'il se passe dans ma région, au sein d'une riche famille industrielle dans la filière du textile. C'est l'histoire classique de l'élaboration d'une fortune et du lent déclin qui suivra, sur trois générations.

    Le narrateur est Guillaume Deslorgeux, le petit-fils qui essaie de comprendre l'échec de sa famille en remontant au grand-père, homme sévère et mutique, bourgeois catholique ordinaire.

    Il a eu deux fils, Paul et Jean. Paul idéalise son aîné et le voit en héros lorsque la seconde guerre mondiale éclate. Paul est fait prisonnier et échoue à s'évader. Il s'imagine que de son côté, Jean a certainement réussi et mène une meilleure vie que la sienne. Cette jalousie irrépressible poussera Paul à prendre des risques importants, jusqu'à se retrouver dans un camp disciplinaire, Rawa Ruska.

    Pendant ce temps, Jean est revenu chez ses parents et se consacre au théâtre avec une petite troupe amateur. La jeune première, Babette, tombe amoureuse de lui, en vain. Jean dissimule un secret qui le ronge et l'empêche de s'engager.

    Après la guerre, Paul ne pardonnera jamais à Jean d'avoir traversé cette période sans éclat et presque sans danger, alors que lui passait par d'extrêmes souffrances. Un noeud supplémentaire complique la situation. Babette, rejetée par Jean, va se consoler dans les bras de Paul. Ils se marieront, Paul s'enfonçant dans le mutisme comme son père et Babette éteignant complètement toute vélléité de carrière théâtrale, se conformant à ce que le milieu attend d'elle.

    A vrai dire, je n'ai pas été très intéressée par les péripéties sentimentales du roman. J'ai apprécié davantage l'histoire de l'essor du textile et la richesse qu'il a apportée à certains, jusqu'au changement radical du monde industriel que n'ont pas su anticiper des familles trop bien installées dans le confort.

    La description de la vie quotidienne pendant la guerre et l'occupation allemande est bien documentée, j'y ai retrouvé des lieux familiers et l'évocation d'un bombardement très meurtrier (700 morts) à Rouen, à cinq cents mètres de mon domicile actuel. Evènement dont j'entendais parler dans mon enfance, le souvenir en était vivace.

    C'est une lecture agréable, mais je n'ai pas réussi à m'attacher aux personnages, surtout Paul dont je n'ai pas saisi l'obstination dans la dureté. J'aurais aimé que la narrateur ait plus de place dans l'histoire, lui qui doit affronter les conséquences de ce que n'ont pas fait ses aînés. Il fait preuve de plus de courage et d'humanité.

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    Pascale Roze - Aujourd'hui les coeurs se desserrent - 176 pages
    Editions Stock - 2011

  • Rien ni personne

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    "A la fin de l'audience de conciliation, la juge avait débité son discours en soulignant que monsieur apparaissait comme un personnage imprévisible et violent au passé de délinquant multirécidiviste, sans emploi à ce jour, squattant une caravane et venant de se faire retirer son permis pour conduite en état d'ivresse et qu'au vu de ces éléments, l'enfant serait confié à sa mère. Dans sa grande magnanimité, elle accordait au père un droit de visite sans hébergement un dimanche sur deux de dix heures à dix-huit heures, en attendant que monsieur trouve un logement digne de ce nom pour accueillir l'enfant".

    Voilà un court roman qui cogne fort sur un sujet pas si souvent abordé, l'amour paternel. Le père, Dylan, qui est le narrateur, a multiplié les bavures et les mauvais choix. Il a beau savoir qu'il est enclin au pétage de plombs, il a l'art de se fourrer dans des situations sans issue.

    Nous faisons sa connaissance alors qu'il est interné en hôpital psychiatrique après un accès de violence. Bourré de médicaments, il a l'esprit encore moins clair que d'habitude lorsqu'il apprend que Clara, son ex-compagne a l'intention de déménager à l'autre bout du pays, emmenant Nino, leur fils de deux ans avec elle. C'est pour lui la certitude de ne plus le voir et c'est intolérable.

    Dès lors se met en route une chaîne de réactions qui ne s'arrêtera plus. Dylan réussi à se faire la belle de l'hôpital et récupère son fils, l'entraînant dans une cavale qui ne pourra que mal se terminer.

    Son amour pour son fils est incommensurable, la seule belle chose qui lui soit arrivée dans la vie. Il a cru un moment pouvoir vivre une vie de famille normale avec Clara, mais c'était sans compter sur les propres problèmes de celle-ci, droguée, instable, manipulatrice. La première année de Nino, c'est Dylan qui s'en est complètement occupé, Clara n'étant pas en étant de le faire.

    C'est une histoire très réaliste, le langage est direct, Dylan n'a pas les mots qui lui permettraient peut-être de réagir autrement. En s'enfuyant, il sait que son geste est désespéré, qu'il va être poursuivi, mais il va de l'avant, dominé par sa souffrance et le besoin de son enfant.

    Je ne vous cache pas qu'en pressentant la fin, j'ai ralenti ma lecture, freinant des quatre fers en espérant me tromper. Mais quel choix la société a-t'elle laissé à Dylan tout au long de sa vie ? Je me suis souvenue avoir eu les mêmes réflexions à la lecture de "Bord de mer" de Véronique Olmi.

    En refermant le livre, reste un certain nombre de questions, assez vertigineuses autant d'un point de vue personnel que collectif.

    Ludovic Joce - Rien ni personne - 146 pages
    Editions du Jasmin - 2022

  • Donbass

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    "Quant à savoir qui avait commencé, c'était une autre histoire, et même les observateurs étrangers de l'OSCE se gardaient de tirer de telles conclusions. Un obus tiré sur Avdiïvka pouvait être la réponse à un tir de mitrailleuse ukrainien ou à une roquette tirée une heure plus tôt depuis une autre position du front. A quoi bon, dès lors, accuser les uns ou les autres pour finalement se fâcher avec leurs employeurs occidentaux ou russes qui finançaient leur mission. Au lieu de cela, tout le monde continuait à parler de "cessez-le-feu fragile", passant par pertes et profits le million de personnes qui, selon les décomptes officiels, habitaient à moins de cinq kilomètres de part et d'autre de la ligne de front. La poursuite de ce conflit larvé convenait aussi bien à Kiev qu'aux rebelles et à leur parrain moscovite".

    Nous sommes en 2018, dans le Donbass, en guerre depuis déjà quatre ans. Le colonel Henrik Kavadze est chef de la police locale dans la petite ville d'Avdiïvka, côté Ukrainien, plus par hasard que par conviction. Il aurait pu aussi bien rester côté séparatiste où il habitait auparavant, dans la ville de Donetsk. Il est désabusé, revenu de tout, surtout depuis la mort accidentelle de sa fille unique, à 10 ans. Son couple n'a pas résisté à ce malheur et s'il vit encore sous le même toit que sa femme, ils n'ont plus rien à se dire. Par ailleurs ancien soldat en Afghanistan, il est régulièrement hanté parce qu'il a vu et fait là-bas, dans une autre guerre.

    La mort sauvage d'un enfant de six ans va le sortir de sa torpeur, il ne peut pas fermer les yeux et va enquêter, y compris contre sa propre hiérarchie.

    Si j'ai choisi ce roman policier à la bibiothèque, c'est bien sûr à cause du contexte actuel, pour essayer de comprendre un peu mieux ce qui se joue dans cette région du monde.

    L'intrigue policière se tient bien jusqu'où bout. Le colonel suit d'abord une piste liée à son passé en Afghanistan, puis une autre mettant en lumière la multitude de trafics qui se tiennent dans la région. L'enfant aurait-il vu ce qu'il ne devait pas voir ? Un deuxième meurtre va venir embrouiller un peu plus la situation.

    Mais ce n'est pas ce qui m'intéressait le plus. Nous sommes surtout plongés dans le quotidien de la guerre, dont plus personne ne sait pourquoi elle a vraiment commencé. Dans cette zone il ne reste plus guère que des grands-mères, tous les autres ont fui vers Kiev. La vie est rythmée par les explosions plus ou moins lointaines, les bombes ont fait des dégâts. La corruption est partout, du haut en bas de l'échelle sociale. Le chaos règne, les lendemains sont incertains, chacun se débrouille comme il peut.

    L'accent est mis sur le passé minier du Donbass, la fierté des mineurs de cette époque-là et leur déclassement après la chute de l'Union Soviétique. Ils regardent de travers leurs compatriotes de Kiev, trop tournés vers l'Occident et son style de vie. Chaque famille ou presque a des membres des deux côtés, d'où des déchirements constants.

    Lorsque le roman a été écrit, la situation pourrissait, nous connaissons aujourd'hui son évolution, ce qui a certainement modifié ma perception du livre. Je ne suis pas spécialiste en géopolitique, je ne me lance donc pas dans plus d'explications. Même si je le savais par les medias, j'ai été frappée par l'importance de la corruption et la présence des mafias.

    Le personnage du Colonel est attachant. Il est loin d'être un saint, mais il reste en lui une humanité qui lui permet de ne pas sombrer complètement et d'avoir encore le courage de lutter contre une injustice trop flagrante. Il décrit une situation bien plus nuancée que ce que nous entendons d'habitude.

    La forme du roman policier a correspondu à ce que je cherchais : comprendre un peu mieux la génèse du conflit, sans me perdre dans des analyses trop spécialisées.

    "Henrik, lui, avait seulement incliné le haut du corps et baissé la tête. Toujours le même refus de faire corps, la réticence à se joindre à la masse. Il connaissait trop bien les extrémités dont celle-ci était capable. Elles pouvaient être lumineuses, comme ce matin de mars où des centaines de têtes s'inclinaient devant un cercueil d'enfant, ou terribles. C'est la foule qui avait décidé de la guerre. La foule qui avait convoqué le vieux démon de la haine. Les frustrations et les rancœurs de chacun s'étaient mêlées, assemblées pour ne former plus qu'une colère sauvage, un amas de fureur."

    L'auteur, Benoît Vitkine est correspondant du Monde à Moscou, il a reçu le prix Albert Londres 2019 pour une série de reportages réalisés en Ukraine. "Donbass" est son premier roman.

    L'avis de Zazy

    Benoît Vitkine - Donbass - 282 pages
    Editions Les Arènes - 2020

  • Le sanctuaire

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    "Je rejoins la rivière, me débarbouille le visage. Le vacarme de l'eau recouvre mes pensées. C'est exactement ce dont j'ai besoin. Me perdre dans quelque chose de plus grand, un flux sans fin, capable de venir à bout des rocs et des montagnes, une eau qui sache conserver la trace des temps anciens, ère de fougères géantes et de reptiles volants, temps que les glaciers ont gardé intact, preuve que le monde restera monde malgré l'homme et ses cataclysmes, et qu'à l'image des dinosaures nous devrions nous en tenir à cette vérité première : nous ne sommes pas grand chose sur Terre".

    Le sanctuaire, c'est un coin de nature coupé du monde, où s'est réfugiée une famille fuyant une pandémie qui s'est répandue par les oiseaux. Il y a le père, le seul qui s'aventure à l'extérieur pour se ravitailler, la mère et les deux filles, June qui a connu l'autre monde et Gemma qui est née dans le sanctuaire.

    Gemma est une adolescente intrépide, adaptée à cette vie sauvage, adorant chasser avec son père et fournissant son lot de viande à la famille. Le père est dur, décide de tout, corrige rudement, mais sait aussi protéger et bricoler ce qui peut servir à leur subsistance. La mère est plus effacée, douce, nostalgique de leur ancienne vie. Elle en parle souvent et essaie de faire comprendre à Gemma de quoi elle était faite. Une ville, le bord de mer, les sorties, les cafés, les théâtres, les amis .. bien difficile à imaginer pour l'ado.

    A chaque sortie du père hors du sanctuaire, la mère espère qu'il va ramener de bonnes nouvelles, un retour possible .. hélas ce n'est jamais le cas et le père continue à tirer impitoyablement sur tout oiseau qui s'aventure dans leur espace.

    Le statu-quo pourrait durer indéfiniment s'il n'y avait pas la curiosité et la vivacité de Gemma. Mettre le pied à la limite du sanctuaire, aller juste un peu trop loin, suffit à instiller un doute sur ce qu'il y a de l'autre côté. Une rencontre avec un curieux bonhomme et un aigle magnifique va faire basculer la confiance inébranlable accordée au père.

    Je n'en révélerai pas plus sur l'histoire qui reprend un peu la trame du roman précédent "Une immense sensation de calme". 

    Ce qui m'a le plus emportée c'est l'écriture si particulière de l'autrice, splendide, et son talent pour inventer un monde où la frontière entre l'humain et l'animal n'est plus si nette.

    L'histoire n'est pas désincarnée pour autant, la famille se heurte à des fonctionnements bien terre-à-terre. Un père tyrannique, une mère trop passive en dépit des déclarations d'amour à ses filles, deux soeurs oscillant entre leur complicité et des différences qui les séparent.

    Le drame se profile, inéluctable, libérant une violence sous-jacente impossible à arrêter en même temps qu'un espoir peut-être ..

    C'est difficile de rendre justice à un roman aussi original, touchant à plusieurs genres, installant un suspense de plus en plus fort et faisant appel à l'imaginaire sans s'y égarer.

    Vous avez compris que je conseille sans réserve.

    L'avis de Ariane Cathulu Krol

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    Laurine Roux - Le sanctuaire - 147 pages
    Editions du Sonneur - 2020

  • Monument national

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    "Le fiscaliste, pour sa part, n'éprouvait aucune réticence à faire appel aux banques. Seuls les pauvres vivaient de leur argent, résuma-t'il au grand salon, les Gilets jaunes qui s'échinaient à rembourser des agios quand la notoriété vous ouvrait partout d'infinies lignes de crédit. Vous êtes vos propres actifs, martela-t'il à nos parents, ne sous-estimez pas votre valeur marchande. Il serait bien malheureux qu'à la veille des célébrations, les banques n'aperçoivent pas les retombées potentielles. Serge serait partout en couverture avec sa femme, sa charmante petite fille".

    Le monument national c'est Serge Langlois, un acteur qui pourrait être un mélange de Belmondo, Delon ou autre grosse pointure. Il a eu son heure de gloire, son étoile a un peu pâli, mais il est toujours dans le coeur des Français. Il vit dans un petit château, avec sa troisième femme Ambre, trente ans de moins que lui, accro à Instagram, offrant allègrement leur intimité a des foules béates. Ambre veut que leur vie soit parfaite et cultive uniquement la joie, refusant tout ce qui peut la contrarier. Une ombre au tableau, l'existence de Victoria, fille aînée de Serge, de surcroit amie de jeunesse d'Ambre. Victoria n'a pas digéré que sa meilleure amie épouse son père.

    On cultive la simplicité chez les Langlois. On vit sur un grand pied avec cinq domestiques, mais tout le monde se retrouve démocratiquement à cinq heures pour l'apéritif rituel. Il y a là le chauffeur, l'intendante, la nurse, la cuisinière et son mari jardinier.

    Par un heureux concours de circonstances vont surgir dans ce microcosme policé des ovnis du 93 voisin, Cendrine, nurse de remplacement, mère de Marvin, enfant hyperactif et Abdul, coach en tout genre. Nous savons dès le départ que Cendrine cache un passé mystérieux. Quant à Abdul, il a eu son moment de célébrité grâce à la danse, sans toutefois décoller davantage.

    L'histoire est racontée par la fille adoptive du couple Langlois, originaire d'un pays asiatique, arrivée avec son frère jumeau Orlando. Elle regarde avec un certain détachement les comportements bizarres des adultes. On se rendra compte au fur et à mesure qu'elle a elle-même ses failles.

    C'est le deuxième roman que je lis de Julia Deck, après "Propriété privée" et j'ai la même impression. C'est drôle, féroce, bien vu, j'ai passé un bon moment de lecture, mais c'est un peu superficiel et rapide. J'aimerais plus de profondeur dans les sujets traités. Il est question ici du choc des classes sociales, d'évasion fiscale, des gilets jaunes, de testament contesté par une famille recomposée, de confinement, du jeu des apparences, c'est un feu d'artifice qui n'explose pas assez.

    C'est tout de même jubilatoire parce que l'on reconnaît des évènements réels, ceux qui font la une de Paris-Match semaine après semaine, sans compter toute la presse people. Même le couple Macron y joue un rôle et on y croit.

    Je continuerai à lire l'autrice, j'ai l'impression qu'elle a bien plus à dire et vu son style, ce sera vraiment explosif.

    "On contracta donc un emprunt pour tenir jusqu'à l'été. Puis on reçut des nouvelles du Palais. C'est Sandrine qui, par mégarde, ouvrit l'enveloppe. Elle avait mal lu le nom du destinataire sur la papeterie gaufrée liserée d'or, se flagella-t'elle. Madame Eva leva un sourcil. Elle n'osa cependant pas rétorquer que notre nurse ne recevait jamais la moindre missive - à quoi bon lui écrire puisque Cendrine ne mettait ses pouces à contribution que pour jouer à Candy Crush sur son téléphone ? Bref, l'Elysée en la personne de Brigitte annonçait qu'on se faisait une joie. On s'interrogeait aussi sur l'opportunité de convier à la fête Virginia, la première fille de Serge."

    Julia Deck - Monument National - 208 pages
    Editions de Minuit - 2022

  • Blizzard

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    "Je ne peux pas rentrer, je ne peux pas lui expliquer, ce serait trop d'un seul coup. Il est solide, mais il y a des choses qui sont trop dures à entendre. De toute façon, je ne peux pas laisser le petit tout seul. Puisque je ne sais même pas dans quelle direction aller, je vais marcher droit devant moi, c'est ce qu'il a dû faire".

    Je l'ai attendu un certain temps ce roman, aussi lorsqu'il est arrivé chez moi, je me suis jetée dessus comme quelqu'un qui n'aurait rien d'autre à se mettre sous la dent (sic). Je n'en ai fait qu'une bouchée.

    Dès le départ, nous sommes dans l'ambiance. Une jeune femme Bess, erre dans le blizzard, quelque part en Alaska, à la recherche d'un petit garçon dont elle a lâché la main et qui a disparu en une seconde.

    Que faisait-elle dehors avec l'enfant par un temps pareil ? Deux hommes, Benedict et Cole partent à sa recherche, l'un rongé d'inquiétude pour le garçon, l'autre furieux après Bess qu'il ne peut pas supporter.

    Deux autres personnages vont entrer dans l'action. Clifford et Freemann. Quels sont les liens exacts entre eux, nous le découvrirons petit à petit, au fil des chapitres où nous pénétrons dans les pensées de chacun.

    Le point fort de ce premier roman est de nous tenir en haleine avec des chapitres courts et nerveux qui dévoilent au compte-gouttes le passé des quatre protagonistes, douloureux et sombre. S'ils sont dans ce coin perdu, au coeur d'une nature hostile, c'est qu'ils ont de bonnes raisons de fuir le monde.

    La recherche du petit prend de plus en plus d'intensité et d'urgence. Les chances de le retrouver vivant s'amenuisent. Et tous ne poursuivent pas le même but.

    Il faudra attendre la fin pour saisir toutes les ficelles de l'histoire. La construction du roman est efficace, si j'ai une réserve, c'est sur l'accumulation de secrets peut-être excessive. Le jeune garçon n'est évoqué qu'en creux alors que c'est lui le pivot de l'histoire. Ce sont surtout les tourments intérieurs des adultes qui sont sur le devant de la scène.

    C'est un premier roman prometteur, je ne suis pas sûre de le garder en mémoire longtemps, mais un moment de lecture aussi prenant est toujours bon à prendre.

    Quelques avis : Eimelle Keisha Krol Luocine etc ..

    Marie Vingtras - Blizzard - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022