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Littérature française

  • Nos fantastiques années fric

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    "Taisez-vous, Fernandez. Tout le monde sait que c'est la guerre entre les services de police et la cellule de l'Elysée. Et la cellule c'est Grossouvre, Ménage et moi. Donc, si les RG sont au courant de cette affaire par Chardon, ils n'hésiteront pas à s'en servir pour m'abattre. Et, au passage, plomber les socialistes aux élections de mars prochain".

    Je souhaitais découvrir Dominique Manotti depuis longtemps, voilà qui est fait, avec une lecture plutôt addictive.

    L'intrigue se déroule à la fin du premier septennat de François Mitterrand. Victor Bornand est un très proche du Président, au fait de toutes les opérations au coeur de la cellule de l'Elysée, au fonctionnement plutôt opaque. C'est aussi un homme à femmes, amateur entre autres des pensionnaires d'une certaine Mado, à l'adresse bien connue du gratin parisien.

    Bornand est sur une affaire de trafic d'armes avec l'Iran, alors sous embargo. Trafic d'armes souvent couplé à celui de la drogue. Une affaire juteuse sur le point de se conclure à la grande satisfaction des parties concernées.

    Le meurtre d'une call-girl de Mado va être le grain de sable qui va gripper la machine.

    L'enquête est menée par une jeune policière, beurette selon le terme de l'époque, Noria Gozhali et un commissaire débutant, Bonfils.

    C'est une histoire complexe, truffée de magouilles, de coup bas dans le monde politico-médiatique et mafieux. Les règlements de compte sont sanglants. En filigrane, se joue le sort d'otages retenus au Liban.

    L'autrice est historienne de formation, sans doute bien documentée et c'est difficile de croire que ce genre d'histoire appartient au passé. Ça fait froid dans le dos.

    J'ai parfois eu du mal à m'y retrouver dans cette sombre galaxie tendue uniquement vers l'argent, le pouvoir et le sexe. Dès le départ nous savons que Bornand est un sale type, mais c'est encore pire que ce que je pensais. Quand on a connu cette période, c'est assez facile de mettre des noms sur quelques personnages ou un certain journal qui paraît le mercredi par exemple.

    En face, Noria et Bonfils ne lâcheront pas leur enquête, Noria a de bonnes raisons de s'obstiner, malgré la hiérarchie et les menaces.

    J'ai aimé ce roman, écrit sans fioritures, il va droit au but. Evidemment ce n'est pas brillant sur l'état de corruption de notre société et je ne pense pas que nous ayons fait beaucoup de progrès depuis. Que savons-nous vraiment de ce qui se passe dans notre pays ?

    Un film a été tiré du roman "Une affaire d'Etat". Je ne l'ai pas vu.

    Dominique Manotti - Nos fantastiques années fric - 256 pages
    Rivages poche - 2021

  • C'est bon pour ton ego

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    "Octavie soupire en découvrant ce nouveau SMS. Le paquet de cigarettes, à l'abri dans son sac, n'a pas été ouvert depuis son achat, c'est-à-dire depuis quinze jours. Pour une candidate écolo à la présidentielle, fumer est impensable. "Le tabac rend les dents jaunes. Tu sais que la télé ne pardonne rien". Ce dernier argument est sans appel, même si Octavie meurt d'envie d'en griller une, là tout de suite. Après le débat, elle ira s'enfermer dans les toilettes, à l'abri des caméras, elle l'aura bien mérité. Fichue télé".

    J'ai commencé ce recueil de seize nouvelles avec un peu de trac, l'autrice étant une blogueuse bien connue, que je suis depuis longtemps "Aux bouquins garnis".

    J'ai souri à la première nouvelle où j'ai retrouvé le ton de la blogueuse, son amour des bons petits plats et son franc-parler, qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas un livre.

    Les nouvelles sont courtes, avec ou sans chute et ont comme toile de fond l'omniprésence des écrans dans nos vies, bénéfiques ou pas. J'avoue avoir préféré celles qui ont un zeste de cruauté, j'aurais même aimé qu'il soit poussé plus loin parfois.

    Mais au fond, tous les personnages ont en commun de chercher l'amour, perdu ou jamais trouvé, fantasmé souvent, celui qui exalte ou démolit.

    Je ne vais pas détailler les nouvelles, mais souligner celles qui m'ont le plus accrochée. La première par exemple, "Je ne suis pas Lynette" où une jeune femme se retrouve prise en otage dans un supermarché. Elle essaie de surmonter sa peur en imaginant les plats plus savoureux les uns que les autres qu'elle va faire le soir. Le tout en se désolant de ne pas être, hélas, Lynette (personnage de Desperate Housewives).

    "La loyauté" ou deux amies se retrouvent et comparent leurs enfants. Elles vont s'affronter à fleurets mouchetés autour d'une petite fille différente. Où l'on voit sombrer une (fausse ?) amitié. Histoire touchante et désolante à la fois.

    Plus fantaisiste "Victor Hugo dans mon salon" qu'il faut prendre au pied de la lettre. Comment s'est-il retrouvé là, la narratrice se le demande (et nous aussi). Elle apostrophe le grand homme sans la moindre gêne, elle a plusieurs griefs contre lui.

    J'ai été séduite par la variété des personnages et des univers évoqués. Au delà d'une certaine légèreté, les sujets plus graves affleurent régulièrement, sous un humour souvent ravageur.

    En bref, un premier recueil prometteur, qui devrait être suivi d'un deuxième.

    L'avis de Kathel (et interview de l'autrice)

    Lecture commune avec Ingannmic

    Vous pouvez trouver ce recueil dans toutes les bonnes librairies indépendantes, ou le commander ici

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    Béatrice Crespo-Binisti - C'est bon pour ton ego - 144 pages
    Editions Zonaires - 2024

  • Fantômes d'Ogura

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    "Les gens croient que les esprits des morts ne reviennent visiter les vivants que le jour de leur fête mais ce n'est pas vrai. Quotidiennement, Hatsumi se plaît à laisser errer son esprit dans la vallée, à se mêler à des myriades d'autres comme le sien qui emplissent l'espace en tous sens. Elle ne craint pas les esprits de rencontre puisqu'elle en est un elle-même. La crainte des espaces errants n'affecte que les vivants".

    Récemment, je vous ai parlé d'un livre dont j'avais quasiment tout oublié après un mois. Il en est d'autres par contre qui vous restent bien en mémoire des années plus tard. "Lettres d'Ogura" en fait partie et j'étais ravie d'apprendre qu'un nouveau roman reprenait le personnage d'Hatsumi, délicieuse vieille dame, gardienne des traditions et veillant à ce que le village respecte les coutumes ancestrales.

    Ce n'est pas à proprement parler une suite, les deux peuvent se lire indépendamment. Seulement, dans celui-ci Hatsumi est devenue un fantôme. Elle est morte et se promène maintenant à sa guise, partout où elle veut, avec un retour en arrière sur tout ce qu'elle a vécu et un regard curieux sur les vivants qui poursuivent leur existence sans elle.

    Sous sa nouvelle forme, Hatsumi veille sur sa maison, inquiète de son avenir. Elle pense à ses trois filles qui ne viennent plus souvent. Pensent-elles encore à elle ? Elle se souvient aussi de son défunt mari, qui s'est donné la mort il y a bien longtemps. C'est le seul esprit qu'elle n'a jamais croisé, elle se demande pourquoi.

    Elle se déplace dans le village, à l'affût des petits et grands changements. Ogura est maintenant de plus en plus déserté, les jeunes sont partis et ne sont pas remplacés. On sent la nostalgie envahir Hatsumi au fur et à mesure que les traditions sont abandonnées.

    La plume de l'auteur est toujours aussi délicate, rendant tangible la présence de la vieille dame, que l'on imagine sans peine allant d'un point à un autre, invisible mais toujours aussi soucieuse du bien-être des autres et de la survie d'Ogura, perdu dans la nature et menacé de détérioration.

    Ce n'est pas un livre triste, il est même plutôt réconfortant. Hatsumi est un personnage très attachant et la vision des Japonais sur les vivants et les morts, très différente de la nôtre, est apaisante.

    Comme dans le premier roman, des caractères en japonais sont insérés dans certaines phrases, ajoutant un zeste de dépaysement à la lecture, si belle par ailleurs.

    "Ses errances dans la vallée la laissent parfois songeuse. Regrette-t'elle de ne plus faire partie de toutes ces petites existences ? Non. La mort aussi doit suivre son cours. Et puis, quelle frayeur pour les voisins s'ils la voyaient reparaître en vrai dans sa maison.

    Il lui vient tout de même un petit regret de temps à autre, une nostalgie qu'elle ne peut refréner : le goût du thé, de tous les thés ; hijocha, sencha, mugicha et même sobacha, qu'importe. Elle aimerait savourer ne serait-ce qu'une gorgée du breuvage brûlant qu'elle aimait tant."

    C'est un coup de coeur et je ne saurais trop vous inciter à lire les deux. Ce sont des textes courts qui se savourent pleinement.

    L'auteur a passé sa vie professionnelle au sein du Collège de France dans le domaine de la sinologie. Il a été attaché à la Chaire d'histoire sociale et intellectuelle de la Chine de Jacques Gernet, puis aux Instituts d'Extrême-Orient en tant que maître de conférences.

    L'avis de Manou

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    Hubert Delahaye - Fantômes d'Ogura - 136 pages
    L'Asiathèque - Collection Liminaires

  • L'agent

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    "Livide, Thérèse rangea les brochures, des pulsations tambourinant contre ses tempes. Elle repensa à la maison de retraite où sa propre mère avait fini ses jours. Les infirmières nourrissaient les vieillards à la petite cuillère puis leur mettait de la musique de l'entre-deux guerres ou un documentaire animalier. Elle préférerait mourir plutôt que survivre dans cette atmosphère. Elle avait construit toute son existence pour être libre et autonome. Pas de mari, pas de patron. Celui qui arriverait à la cloîtrer entre quatre murs n'était pas né".

    Après une enfance pauvre et malmenée, Anthony se targue d'une belle réussite sociale. Il fait désormais partie d'une classe supérieure et jouit de certains privilèges : bel appartement, quartier huppé, il promène tranquillement ses deux chiens, papa et maman, des molosses impressionnants.

    Evidemment il ne peut pas crier sa profession sur les toits, profession créé par lui : agent de tueurs à gages et le meilleur. Les affaires marchent bien jusqu'au jour où ... une future recrue prometteuse envoie valser sans le vouloir cette belle mécanique.

    De son côté, Thérèse qui se remet d'un AVC est hébergée chez son neveu ; elle n'a pas d'enfants et elle comprend que la situation ne peut pas durer, son neveu la pousse à aller en maison de retraite, ce qu'elle refuse catégoriquement. Malgré ses soixante-quinze ans elle travaille encore à sauver son agence matrimoniale et ne lâchera pas le morceau.

    Voilà comment deux individus qui n'avaient aucune raison de se rencontrer se retrouvent à se planquer dans un camping du côté de Vierzon.

    Comment la cohabitation va-t'elle se passer sachant qu'Anthony a une escouade de tueurs à ses trousses et que Thérèse est recherchée comme personne vulnérable.

    Je souhaitais une lecture distrayante et amusante et c'est sur la foi de critiques unanimement positives que j'ai plongé dans cette histoire. Un mois après, je dois dire qu'il ne m'en reste pas grand chose. La confrontation de Thérèse et Anthony m'a souvent fait sourire mais sans plus.

    Ce qui est réussi par contre, c'est la critique féroce de la société envers les vieux et les pauvres. Alors imaginez quand vous cumulez les deux. Les réflexions sont justes et on jubile parfois devant les solutions trouvées par les deux phénomènes, parfaitement immorales.

    En bref, je ne suis pas ressortie enthousiaste de cette lecture, pas sûr que je récidive avec un autre titre.

    L'avis d'Alex et Cathulu, plus fans que moi.

    Pascale Dietrich - L'agent -192 pages
    Liana Levi - 2024

  • Ilaria

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    "Je n'ose pas dire "non", je n'ose pas dire que je ne comprends pas , que je m'en fiche complètement des choses plus importantes. Je veux aller à l'école, jouer, voir mes copines, aller aux anniversaires, aux cours de gym. Je veux faire des flic-flac, des roulades,, m'entraîner à la poutre et faire comme Nadia Comaneci. Je veux rentrer. Puis l'idée de quitter Papa me glace. Je ne peux pas le laisser seul."

    Ilaria vit en Suisse avec sa mère et sa soeur. Elle a huit ans et ses parents viennent de se séparer. Son père habite en Italie. Elle est étonnée mais contente quand il vient la chercher à la fin de l'école, il s'est entendu avec sa mère, il l'emmène en virée pour le week-end.

    Ce qu'Ilaria ne sait pas c'est qu'en réalité il l'enlève. Fulvio n'accepte pas la rupture et veut faire pression sur son ex en la privant de la petite. Elle ne se doute pas non plus que la cavale va durer deux ans.

    Au début c'est plutôt amusant, le père est un personnage assez flamboyant, sûr de lui, menteur, il ment tout le temps à tout le monde, avec un aplomb sidérant. Ils passent d'hôtel en hôtel, il fait beau, ça ressemble aux vacances.

    En écoutant la radio, nous comprenons que nous sommes en 1980. Si l'équipée est distrayante dans un premier temps, Ilaria se rend peu à peu compte de couacs inquiétants. Et puis sa mère et sa soeur lui manquent.

    La force de ce roman est de nous mettre dans la même situation qu'Ilaria ; rien n'est vraiment expliqué, nous sommes dans le même flou qu'elle, même si avec notre regard d'adulte, nous  comprenons parfaitement ce qu'Ilaria ne saisit pas.

    Le temps passe, il y a des coups de fil à la mère, qui ne veut pas revenir. De charmant et séducteur, le père passe à des accès de colère, il manipule Ilaria, lui fait croire que sa mère ne veut pas lui parler, qu'elle l'oublie. Ses colères s'aggravent avec la consommation de whisky. Il peut même être cruel.

    Malgré tout Ilaria l'aime ce père, elle comprend qu'il est très seul et malheureux, elle se croit obligée de rester avec lui pour le soutenir.

    Cette histoire est racontée avec une grande délicatesse ; la situation est révoltante, mais il y a aussi des moments de bonheur, la fuite du père est jalonnée de rencontres, dont certaines chaleureuses. Ilaria peut trouver des appuis et s'attacher à des personnes qui l'entoureront d'affection et de bienveillance.

    On sent qu'en Suisse et en Italie, Ilaria et son père continuent à être recherchés. La petite se sent de plus en plus mal dans la vie que son père lui fait mener. Arrivera-t'elle à en sortir ?

    Je n'en dirai pas plus, les petites filles ont parfois plus de ressources qu'elles n'en ont l'air.

    J'ai refermé ce roman avec une pointe de tristesse pour Ilaria, confrontée si jeune à une situation qui ne pouvait que la dépasser et lui laisser une blessure difficile à cicatriser.

    Le sujet est douloureux, mais c'est un coup de coeur, une belle lecture, tant la plume de l'autrice est légère, sans pathos et sans dramatisation.

    "Qu'est-ce qui m'empêche de haïr Papa ? La honte que j'ai vue dans son regard, le jour où, exaspérée par ses whiskys, j'ai vidé sa bouteille de Ballantine's dans le lavabo de la salle de bains. J'ai remplacé ce liquide jaunâtre par de l'eau.
    Après une longue gorgée bue au goulot, Papa m'a regardé du coin de l’œil. Il a baissé les yeux, sans dire un mot."

    L'autrice est plasticienne, d’origines anglaise, italienne et suisse, elle vit à Paris. Formée à la Haute école d’art et de design à Genève, elle puise entre autres son matériau dans sa propre histoire familiale, reprenant photographies, archives, souvenirs et les agençant dans un jeu troublant entre histoire et fiction (Editions Zoé).

    Gabriella Zalapì - Ilaria - 176 pages
    Editions Zoé - 2024

  • Highlands

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    "Sans aucun contrôle sur mon esprit, je ne peux que ressasser cette dernière séquence passée dans notre salon avec toi, mon impitoyable chérie, une matinée entière à nous déchirer à grands coups de griffes et de vérités douloureuses. Trois heures terribles où chaque mot qui sortait de nos bouches en appelait un autre pire encore, dans une sorte de courbe exponentielle, typique de ces embuscades de couple."

    Les blogueuses les plus anciennes se souviennent certainement du " Saut oblique de la truite". C'était il y a dix ans et c'est le temps qu'il a fallu pour que l'auteur nous offre un nouveau roman, cette fois-ci illustré de ses tableaux puisqu'il est également peintre, sous le nom de Rorcha.

    Changement de destination, c'est dans les Highlands que se passe le périple. Le narrateur est dans une passe difficile, après une énième dispute avec sa compagne.

    Il ne voit pas d'autre issue que de quitter l'appartement, en laissant un mot plutôt bref "Je reviens dans une semaine".

    Ce sera l'occasion de ressortir son vieux sac à dos, et de revivre enfin un voyage qu'il faisait l'été avec ses parents et dont il garde de merveilleux souvenirs. Ah les couleurs de ce loch découvert avec sa mère, resté gravé dans son esprit, son père qui l'initiait à la pêche, ce serait si bien s'il transmettait la même chose à son petit garçon.

    Le voilà parti, avec un bagage minimum, retrouvant les sensations du voyage en train, en bus, puis la marche, à l'affût de ses jeunes années.

    C'est un livre dominé par les couleurs, celles des tableaux de l'auteur, intercalées avec le texte et ses somptueuses descriptions des landes écossaises.

    Le ton peut se faire léger, ou nostalgique selon les moments, sans dissimuler l'inquiétude de fond liée à l'incertitude de l'avenir du narrateur. Inquiétude qui lui fera commettre une erreur de débutant et nous vaudra quelques chapitres angoissants, tout seul dans le brouillard, livré à des questions existentielles. 

    "Mon cerveau s'engourdit. La terreur et le froid me pénètrent simultanément, les choses vont vite et pas dans le bon sens. Je n'arrive plus qu'à fixer mon attention sur cette pluie sans fin, sur mon pull aussi saturé d'eau que les mousses dégorgeant sous mes pieds. A peine ai-je compris que j'allais devoir survivre que j'ai déjà l'impression de mourir. Et puis curieusement dans un moment pareil, j'ai sommeil, une fatigue irrésistible. Je redoute un premier symptôme d'hypotermie".

    A noter une courte préface de Grégoire Bouillier où cet extrait a éclairé mes propres impressions "A première vue les bleus sont choquants, les bruns trop fauves ; mais c'est qu'ils sont imaginaires : ils appartiennent à la peinture et à elle seule. Comme les mots, les couleurs glissent au couteau les unes sur les autres, créant de nouvelles textures émotives, des unions au sens érotique du terme. Au sens où la liberté des uns (couleurs, mots) traverse la liberté des autres sans jamais s'y fondre ou s'y diluer, fusionner ou abdiquer."

    L'objet livre est de belle qualité, très agréable à parcourir.

    Merci à l'auteur et aux Editions Gallimard

    Le site de Jérôme Magnier-Moreno

    Jérôme Magnier-Moreno - Highlands -128 pages
    Editions Gallimard (Le sentiment géographique) 2024

  • Le coeur à rire et à pleurer

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    "Malgré une excessive coquetterie qui me faisait adorer la parure, je n'aimais pas aller à l'église. Il fallait porter un chapeau qui tirait les cheveux, des chaussures vernies qui serraient les orteils, des mi-bas de coton qui tenaient chaud et, surtout, se taire pendant plus d'une heure, ce qui m'était une torture puisque j'avais tout le temps une histoire à raconter."

    J'ai peu lu Maryse Condé et c'était il y a longtemps. J'ai donc eu l'impression de redécouvrir complètement cette autrice récemment disparue avec ce livre de souvenirs.

    Elle y décrit son enfance en Guadeloupe, dans les années 50, dans une famille éduquée, parlant parfaitement le français et fière de sa position sociale.

    La narratrice est la dernière de huit enfants. Le père est vieillissant, fonctionnaire imbu de sa personne, intransigeant. La mère est dure, méprisante envers plus faible qu'elle, pieuse à l'excès.

    La narratrice se révèle assez vite désobéissante, révoltée, trop franche, disant ce qu'elle pense sans filtre. Elle se fait détester à l'école, ne comprend pas ceux qui l'entourent. Elle se réfugie souvent auprès de son grand frère Sandrino, qui lui donne des explications "Papa et maman sont une paire d'aliénés".

    Il faudra du temps avant que la petite fille se rende compte qu'elle est noire dans une société coloniale où c'est une position très inférieure. Un jour à sa grande surprise, elle se fait battre par une fillette blanche, sous le seul prétexte qu'elle est "une négresse".

    Chaque chapitre aborde une histoire différente, dans l'ordre chronologique. L'enfant n'est pas heureuse, trop incomprise, trop rebelle, l'atmosphère familiale est étouffante. Nous suivons son évolution jusqu'à son arrivée en France, adolescente, en hypokhâgne et à la Sorbonne. Elle n'y fera pas grand chose, préférant s'engager en politique en compagnie d'étudiants haïtiens et africains.

    Elle a rejeté sa famille, sa relation à sa mère s'est complètement détériorée. A la fin, une scène bouleversante montre la mère et la fille aussi désespérées l'une que l'autre de cette relation ratée.

    La narratrice tombe amoureuse à Paris et s'engage résolument dans une voie qui sera apparemment pavée d'épreuves.

    L'écriture est fluide, la lecture agréable. Je l'ai trouvée seulement un peu trop courte, j'aurais aimé continuer.

    Lecture commune avec ClaudiaLucia et Miriam

    Maryse Condé - Le coeur à rire et à pleurer - 168 pages
    Pocket - 2001

  • Les doigts coupés

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    "Ça y est, j'ai compris pourquoi vous nous interdisez de chasser... Pourquoi vous nous empêchez même d'apprendre à le faire... Parce que ça vous permet de vous rendre importants en nous expliquant à quel point on est nulles tout en vous présentant comme nos sauveurs... De nous faire croire que c'est pour notre bien que vous nous punissez... Mais la vérité... la vérité, c'est que vous mourez de peur que l'on découvre que vous ne servez absolument à rien !"

    De nos jours, quelque part en Dordogne, des ouvriers polonais creusent une future piscine dans une propriété privée et font une découverte inattendue : deux squelettes apparemment très anciens. La propriétaire les supplie de les recouvrir bien vite de terre, mais les ouvriers sont de bons chrétiens et exigent la bénédiction des corps par un prêtre. S'ensuivra un branle-bas de combat et exit la piscine. Place aux spécialistes qui vont examiner les squelettes. Entrée en scène d'Adrienne Célarier, paléontologue.

    "En tant qu'universitaire elle est arrivée au bout de la course au rat en ayant déjoué tous les pièges. On la traite d'arriviste, mais elle s'en fout car c'est elle qui a le morceau de fromage entre les dents".

    Les corps étaient dans une grotte recouverte de mains peintes, toutes mutilées au niveau des phalanges. Mais pourquoi ?

    A partir de là, le récit se déroule sur deux périodes, la nôtre et celle de l'aurignacien, il y a 35 000 ans. Nous passons des doctes discours d'Adrienne à l'histoire réelle, celle d'Oli, jeune femme de la tribu, rétive aux règles imposées par les hommes, notamment Oncle-Aîné, le chef.

    Le clan est composé d'une quinzaine d'individus, chasseurs-cueilleurs. Les femmes sont cantonnées aux travaux subalternes, qui les maintient dans un périmètre étroit. Les enfants arrivent sans que l'on sache vraiment pourquoi, la relation n'est pas faite entre les accouplements fréquents, consentis ou pas et l'arrivée des bébés ..

    Cette vie ne convient pas à Oli qui veut chasser, faire la même chose que les hommes. Elle y est souvent plus habile qu'eux d'ailleurs, grâce en partie à sa soeur Wilma, très douée pour lui tailler des outils. Oli est gauchère. C'est la seule qui n'a pas d'enfant, elle refuse les accouplements avec ces hommes qui lui répugne.

    Si vous avez lu "la Daronne", vous aurez une idée du ton de ce roman préhistorique, qui ne fait pas dans la dentelle. Il fallait oser se mettre dans la peau d'une jeune aurignacienne, avide de franchir les limites de son clan et se révélant féministe bien avant l'heure, en bouleversant au passage l'ordre du monde.

    Le comique vient du décalage entre les aventures réelles d'Ori et ce qu'en déduit Adrienne, la paléontologue, dans ses conférences devant ses pairs.

    J'ai passé un bon moment à la lecture de ce roman, mais pas autant que j'attendais. Je n'ai pas adhéré au langage bien trop moderne à mon goût d'Oli et sa tribu.

    Ce qui n'empêche qu'il y a de multiples scènes réjouissantes comme celle où Oli règle son compte à celui qui l'a mutilée sans pitié.

    Je précise que l'autrice s'est appuyée sur les travaux très sérieux de l'Italienne Paola Tabet, qui a publié un livre appelé précisément "Les doigts coupés". Elle s'est inspirée également des travaux de Vinciane Despret.

    Merci aux Editions Métailié

    Une interview de l'autrice ici

    L'avis de Cathulu Dasola Je lis je blogue Zazy

    De la même autrice : La daronne - Richesse oblige

    Hannelore Cayre - Les doigts coupés - 192 pages
    Editions Métailié - 2024

  • Proust, roman familial

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    "A la manière d'un amputé qui, longtemps après l'opération, sent toujours son membre fantôme, le monde familial de mon enfance vivait figé dans la conscience intacte de sa supériorité sociale. Etymologiquement, aristocrate signifie "le pouvoir des meilleurs". Admettre que la noblesse avait perdu son prestige et ne constituait plus l'élite, c'eût été céder à l'inimaginable : l'aveu d'un déclassement. Il ne suffisait donc pas de se tenir, il fallait désormais maintenir coûte que coûte un univers, un décor, un mode d'existence devenus étrangers aux réalités contemporaines et sans rapport avec le siècle".

    Je connais Laure Murat de nom, j'ai souvent suivi ses interventions à la radio à propos de ses précédentes parutions, mais à vrai dire je ne m'étais jamais interrogée sur ses origines sociales.

    J'ai donc appris à la faveur de "Proust, roman familial" qu'elle était aristocrate et que le monde décrit par Proust était mêlé au sien de plus d'une manière.

    "Limité au surgissement de noms familiers dans le cadre d'un roman, le trouble de ma lecture serait resté anecdotique. Mais le plus sidérant, c'était que toutes les scènes lues où l'aristocratie entrait en jeu étaient infiniment plus vivantes que les scènes vécues dont j'avais été le témoin, comme si Proust, à l'image du Dr Frankenstein, élaborait sous mes yeux le mode d'emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j'étais née".

    Dans cet essai, Laure Murat mélange histoire personnelle et épisodes de "la recherche" avec finesse et un humour souvent vachard très réjouissant.

    Après avoir décrit sa jeunesse, son éducation, campé les membres de sa famille, elle n'hésite pas à affirmer "A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m'a sauvée".

    Je n'ai pas lu "la recherche" (après deux essais ratés) et je l'ai ressenti clairement comme un handicap au fur et à mesure de mon avancée. Je pense être passée à côté du coeur du livre. Lorsqu'elle rapproche certains membres de sa famille des personnages de Proust, longs extraits à l'appui, je me suis sentie plutôt perdue.

    Je ne me risquerai donc pas à parler de cet aspect du livre. Il n'en reste pas moins que j'ai eu plaisir à découvrir le parcours de Laure Murat, dont la révélation de l'homosexualité à sa famille a acté une rupture irrémédiable. L'attitude de sa mère notamment fait froid dans le dos.

    La description de ce berceau familial me confirme que nous vivons dans le même pays mais sûrement pas dans le même monde. J'ai beaucoup apprécié le style de Laure Murat. Si elle passe dans votre région, n'hésitez pas à aller l'écouter, comme je l'ai fait moi-même à l'automne, au salon du livre de Trouville, c'est un régal.

    "Même les relations censément les plus simples sont marquées par l'idée - en partie inconsciente - d'appartenir à une caste modèle, qui exige d'être toujours à la hauteur et de montrer l'exemple. C'est un jeu de rôles permanent. Un aristocrate jouera à l'aristocrate dans la moindre de ses actions, en remerciant un serveur, en saluant une connaissance, en se montrant généreux ou distant. L'aristocrate est, par excellence, quelqu'un qui se prend pour un aristocrate".

    C'est une lecture commune avec Miriam et ClaudiaLucia, qui vont avoir bien plus à dire que moi sur "la recherche" puisqu'elles ont organisé un challenge sur une relecture complète.

    ma pal

    L'avis de Dasola Luocine Dominique Keisha

    Laure Murat - Proust, roman familial - 256 pages
    Editions Robert Laffont - 2023

  • Un monde à refaire

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    "Il y avait beaucoup d'hommes, dont il était impossible de savoir ce qu'ils pensaient. Il y avait Fabien qui s'avançait vers Max, à pas résolus, et puis Max au plus près de la mine, qui essayait de rester calme et digne, mais qui en fouillant le sol, se rendait compte qu'il s'agissait d'un explosif d'un genre qu'il ne connaissait pas : une surface lisse qui n'en finissait pas, sur laquelle il était impossible de trouver l'allumeur. C'était quoi ce bordel ? Max regarda furtivement où se trouvaient les gardiens, comme pour être sûr qu'il n'y avait pas un moyen de s'échapper, comme s'il était prisonnier, lui aussi, à l'instar des Allemands".

    Je suis normande, née dans les années d'après-guerre, le débarquement du 6 Juin 1944 j'en ai abondamment entendu parler, avec son cortège de dégâts et de traumatismes.

    Avec ce roman, je me rends compte que je connais nettement moins le débarquement de Provence qui a pourtant fait lui aussi de nombreuses destructions et laissé un sol dangereux.

    Nous sommes juste à la charnière de la fin de la guerre et du départ des Allemands. Outre les destructions massives comme à Marseille, ils ont laissé une côté entièrement minée, infréquentable alors que la population tout à sa joie d'être libérée voudrait foncer vers la mer.

    Dans ce contexte, des équipes volontaires de démineurs se sont constituées, sous l'égide de Raymond Aubrac. Ils sont obligés de travailler à l'aveugle, connaissant mal les différents types de mines et n'ayant pas les plans allemands qui pourraient limiter les risques.

    Les candidats au déminage ne sont pas légion, c'est pourquoi des prisonniers allemands sont réquisitionnés, en dépit de l'interdiction de la convention de Genève d'utiliser les prisonniers à des travaux dangereux. Après tout, ce n'est que justice après tout ce qu'ils nous ont fait eux-mêmes pense une majorité.

    A la tête de la petite équipe de démineurs, Fabien très engagé dans la résistance depuis le début de la guerre, estime que c'est simplement continuer le combat sous une autre forme. Il est inconsolable de la perte de sa femme, Odette.

    Vincent, lui, vient d'intégrer l'équipe sous un faux-nom. Nous comprendrons progressivement pourquoi. Il est à la recherche d'une femme aimée, disparue sans laisser de traces. Il espère la retrouver en questionnant les prisonniers allemands. Il va jusqu'à se lier d'amitié avec l'un d'entre eux, Lukas et lui proposer de l'aider à s'évader en échange de renseignements.

    Vincent va faire par ailleurs la connaissance de Saskia, jeune fille qui revient de déportation et s'aperçoit que sa maison a été accaparée indûment par une famille. A la douleur d'avoir perdu sa famille s'ajoute la colère de la spoliation et l'impossibilité de le prouver.

    J'ai été très intéressée par la description de cette période particulière ou tout est flou, une guerre se termine mais ce n'est pas encore tout-à-fait la paix. Des gens se sont perdus, ont été trahis, la joie que ce soit fini est là, mais plombée de tant de souffrances qui dureront longtemps. On ne sait pas encore très bien qui est ami, qui est ennemi.

    Certains poursuivent une vengeance, d'autres veulent seulement avancer vers une société meilleure. Dans l'équipe de Fabien, le mélange quotidien entre Français et prisonniers allemands finit par créer des liens et du respect. Il y a des moments de tension et d'autres d'entraide, impossible de faire autrement devant une mission aussi dangereuse.

    L'autrice a sûrement fait un travail de documentation solide sur cette période, dans la région de Hyères notamment, mais j'ai trouvé l'histoire affaiblie par le côté romanesque, trop surchargé à mon goût, avec des retournements de situation pas toujours très crédibles. Je n'ai pas réussi à m'attacher aux personnages.

    C'est toutefois une lecture à retenir pour le sujet si peu traité dans la littérature me semble-t'il. Et la plupart des lecteurs n'ont pas mes réserves.

    L'avis de Kathel qui a beaucoup aimé.

    Claire Deya - Un monde à refaire - 413 pages
    L'Observatoire - 2014