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Nouvelles

  • Sitka

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    "Sitka lèche le plancher autour de la chaise haute, tandis que la rouquine babillante qui y trône laisse joyeusement tomber des miettes pour la chienne-louve. Le gueuleton avalé, la bête lèche aussi les orteils du bébé, puis ses doigts potelés tendus vers elle. Chatouille. La reine rit aux éclats."

    Cette courte nouvelle est une bonne entrée en matière dans l'écriture et l'univers de l'autrice. On y fait la connaissance d'une chienne-louve, Sitka, farouchement attachée à une petite rouquine et à son père, qu'elle appelle le mâle alpha.

    Cette période prendra hélas fin rapidement et Stika passera dans différentes mains moins bienveillantes, loin du foyer d'origine. Elle changera de nom plusieurs fois au gré de ses propriétaires, retournera aussi à une vie totalement sauvage, rendue féroce par la méchanceté des hommes.

    Elle n'a pas oublié la petite reine du début et espère la retrouver un jour, sans se rendre compte qu'elle s'en éloigne toujours plus ; le Canada est grand.

    C'est un texte qui se lit d'un trait, emportée par l'écriture poétique et la beauté de la nature décrite. Le choix de la narration du point de vue de Stika nous rend l'ampleur des difficultés plus palpable.

    "La chienne-louve sait faire la différence entre les forêts saines et les forêts fausses, celles qu'on plante pour les couper encore.
    Elle marche, aujourd'hui, une de ces forêts vides qui suent l'homme piégeur. Linéaires, sans arbrisseaux, privée de couvert et délaissée des êtres ailés. Des rangées d'arbres tous pareils. Ils sentent quand même bon. Ils sentent la vie d'avant. Et se mêlent, petit à petit, aux reines boréales qui n'ont pas peur des vents les plus froids. Elles qui ploient sans grincer ni perdre tête. Entre leurs branches déployées, un chant, un sifflement aïgu."

    De la même autrice : Encabanée Sauvagines
    Le 3e volet de la trilogie "Bivouac" paraîtra en Février 2023

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    Festival América - Septembre 2022

    Gabrielle Filteau-Chiba - Sitka - 64 pages
    Editions XYZ - 2022

  • Les jardiniers

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    "J'ignore si vous avez entendu ce cri que la femme a poussé, une Anglaise, un cri aigu, perçant, comme seules les Anglaises savent en produire. J'ai moi-même entendu ce cri, depuis mon balcon où j'étais allongée dans ma chaise longue, ces chaises longues qu'ils ont ici sont tout simplement des modèles de confort. Mais du mari rien, pas un mot. On se méfie lorsqu'on entend une femme crier dans un hôtel, surtout un hôtel comme celui-ci, irréprochable à tous égards. Aussi ai-je tendu l'oreille, sans pour autant me lever, ce qui me prend un certain temps comme à vous je suppose, ni vous ni moi ne nous levons plus d'un bond, n'est-ce-pas, l'époque où nous nous relevions d'un bond de nos sièges est révolue, bel et bien révolue, cela va sans dire".

    Véronique Bizot est douée pour créer une atmosphère étrange, en apparence banale mais où l'on sent poindre quelque chose de moins innocent. Le ton, distancié et souvent caustique est savoureux, il n'y a plus qu'à attendre la chute, absurde ou féroce, c'est selon.

    Pourtant, dans ces sept nouvelles nous sommes entre gens bien. Ce qui n'empêche pas les petites ou grandes vengeances de mijoter doucement, mais sûrement. Comme par exemple dans "la femme de Georges" où un narrateur observe une piscine en contrebas, sans que nous comprenions le lien entre les occupants. La chute est glaçante.

    Quant à la jeune mariée anglaise de l'extrait, si elle crie autant, c'est qu'elle affirme avoir vu des rats en entrant dans sa chambre. Des rats dans un hôtel de luxe ! Est-ce vrai, est-ce inventé ? Et dans quel but ?

    Dans la première nouvelle, une soeur se venge de son frère absent depuis trop longtemps en transformant le jardin de la propriété. Lorsqu'il rentre enfin, la jungle qu'il avait laissée volontairement prospérer a été transformée en jardin au cordeau, fleuri et domestiqué à outrance. Les jardiniers qui y travaillent tous les jours narguent le narrateur exaspéré.

    Et que dire de ce beau-père tout juste arrivé d'Arménie dans une tour de luxe parisienne. Le temps que son gendre tourne le dos, il a disparu, défenestré. Comment l'annoncer à sa fille, à l'étranger pour son travail, comme toujours. Le narrateur préfère ramener le corps du beau-père en Arménie et l'enterrer à la va-vite.

    Des narrations simples, mais décalées, des phrases longues, des petites digressions, je n'ai jamais été déçue par un texte de l'autrice, que ce soit les nouvelles ou les romans. J'en ai encore quelques uns à découvrir.

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    Véronique Bizot - Les jardiniers - 112 pages
    Actes Sud - 2008

  • Indice des feux

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    "Mais personne en a rien à foutre de ce que je veux. Ça fait un bout de temps que j'ai compris ça. Ma mort m'appartient pas vraiment. Tout le monde veut en faire sa chose. Son jouet, sa bébelle. Avoir son mot à dire, son moment spécial, son souvenir impérissable. Tout le monde en veut un morceau. Mais crisse que je suis écoeuré de partager. Je veux juste qu'on me sacre patience de temps en temps, pis qu'on sorte de ma bulle, pis qu'on me laisse crever en paix.Quand Francine met tout le monde dehors, on dirait qu'on m'enlève un piano à queue en marbre du chest. Mes côtes de décoincent, se décrispent. Mes poumons se déplient. Je respire, ça fait de l'air".

    Voici un recueil québécois de sept nouvelles ayant pour toile de fond les désastres écologiques potentiels en cours et à venir. Pas de panique, ces textes ne sont ni culpabilisateurs, ni moralisateurs, sans pathos gratuit. L'auteur entremêle subtilement évènements personnels et problèmes collectifs.

    La première nouvelle frappe très fort, avec un jeune garçon de 16 ans atteint d'un cancer inguérissable. Les premières pages décrivent un adolescent plein de vie, puis l'inexorable dégradation physique, la dureté des traitements, le rétrécissement total de son monde. Parallèlement la pluie tombe dehors, les inondations sévissent un peu partout, sans que l'on sache où cela va s'arrêter.

    Lorsqu'il en a encore la force, l'ado dissèque l'attitude de son entourage, leur changement de regard sur lui. Isolé sur son lit d'hôpital, il suit la progression de la montée des eaux à la radio, laissant le lecteur secoué devant son impuissance.

    Ma nouvelle préférée, ou devrais-je dire mon personnage préféré est Louis, enfant, puis jeune homme surdoué, promis à un avenir radieux, couvé par sa famille qui en attend beaucoup. Il suit une trajectoire parfaite, jusqu'au moment où il s'éloigne progressivement de la voie qui lui était tracée, pour en suivre une autre, moins brillante socialement, mais plus en phase avec le dérèglement de la planète et les aspirations profondes de Louis.

    L'histoire nous est racontée par le frère de Louis, d'abord en colère après ce qu'il estime être un gâchis, puis comprenant ses motivations et acceptant ses décisions, aussi radicales soient-elles.

    Les autres nouvelles sont tout aussi intéressantes, une ou deux sont un peu plus faibles, mais c'est souvent le cas dans ce genre littéraire, ce n'est pas un problème.

    Ce qu'il faut retenir c'est que pour une première publication, c'est excellent, plein d'émotions, on s'attache avant tout aux personnages, tout en comprenant les enjeux de certains changements et l'apparition de nouvelles préoccupations dans la vie de tout un chacun.

    Seule la première nouvelle utilise pleinement le langage québécois, les autres retrouvent un style plus classique. Un glossaire à la fin permet de comprendre sans difficulté les expressions les plus courantes. 

    "Il a poursuivi avec une suite de conclusions logiques (pour lui) enchaînées rapidement comme si elles relevaient de l'évidence. Un charabia qui sonnait à peu près comme :
    - C'est simple O.K. ? pas de connaissances, pas de reconnaissance. Pas de reconnaissance, pas de lien. Pas de lien, pas d'amour. Pas d'amour, pas de sollicitude. Pas de sollicitude, pas de respect. Pas de respect, mais de sens du devoir moral, pas d'instinct protecteur. Voilà. Simple comme ça. Il faut reprendre du tout début. Partir de la relation".

    "Indice des feux" a reçu le prix du roman écologie 2022.

    Et encore une belle découverte aux Editions La Peuplade.

    L'avis de Ariane Delphine-Olympe Ingannmic Kathel

    Antoine Desjardins - Indice des feux - 360 pages
    La Peuplade - 2021