"Qu'est-ce que je ferai là-bas ? Je suis un Américain. Un juif. Un veuf à la retraite de quatre-vingt-deux ans. Un marine. Un horloger. Je mets une heure à pisser. Existe-t'il un club spécial pour moi dans ce pays dont je n'ai pas entendu parler ?"
Sheldon est un peu perdu depuis la mort de sa femme, Mabel. Il accepte de mauvais gré de quitter New-York et de suivre sa petite-fille Rhea et son mari Lars, Norvégien, à Oslo. Mabel et Sheldon ont recueilli Rhea enfant après la mort de leur fils unique, Saul, engagé dans la guerre du Vietnam.
Rhea aimerait qu'il s'adapte à sa nouvelle vie ; elle fait tout ce qu'elle peut pour lui rendre le quotidien plus facile. Hélas, un beau matin où Sheldon est seul, une voisine serbe se réfugie chez lui avec son petit garçon. Elle est poursuivie par des tueurs kosovars qui veulent récupérer un coffret.
La femme est assassinée ; Sheldon et l'enfant, cachés, prennent aussitôt la fuite. Sheldon ne parle pas norvégien, seulement anglais, l'enfant parle serbe. Le vieil homme se rend compte que ça ne va pas être facile de s'en sortir. Il a laissé un papier en évidence sur la table, persuadé que Rhea comprendra où il est parti se réfugier.
Dans l'impossibilité de communiquer avec l'enfant, il l'appelle Paul et s'efforce de le protéger au mieux et de faire en sorte que les tueurs ne les retrouvent pas. Il a un plan.
"Je sais ce que tu penses, dit-il à Paul tout en s'affairant. On a l'air de suspects, n'est-ce-pas ? En vérité, non. Quand as-tu entendu parler pour la dernière fois d'un octogénaire vêtu d'un anorak orange vif en train de voler un bateau à l'ancre près de la police ? Jamais. C'est inconcevable ! voilà comment on s'en sort sur cette planète. Faire l'inimaginable au vu et au su de tout le monde. Les gens présument qu'il ont la berlue".
A ce point de l'histoire il faut préciser que Sheldon est un ancien marine, sniper pendant la guerre de en Corée. C'est vieux, mais il a eu une formation sévère qui peut encore lui servir. Notons que sa femme a toujours douté de la réalité de ce qu'il racontait et sur la fin, elle l'estimait atteint de démence sénile. Vrai ou pas vrai ? au lecteur de se faire son idée. Sheldon est aussi capable de voir et de dialoguer avec d'anciens amis morts.
La narration est assez loufoque, brouillonne et part dans plusieurs directions à la fois. J'ai aimé le mélange de drame, de tendresse, de profondeur aussi qui se dégage du périple de Sheldon, le tout assaisonné d'un humour décapant.
Je n'ai pas cherché de rationalité dans le récit et je me suis laissée porter par ce vieillard ronchon si attachant, qui sait encore quoi faire, mais dont le corps ne suit plus. Il est bourré de culpabilité parce qu'il se sent responsable de la mort de son fils, Saul. Il lui a parlé sans cesse de l'honneur qu'il y a à servir l'Amérique et de ses exploits en Corée. Il estime l'avoir poussé à s'engager. Il est également hanté par la deuxième guerre mondiale et ce qui est arrivé à son peuple. Il était trop jeune pour aller se battre.
"Tu veux savoir ce que j'ai trouvé en Europe ? Le silence. Un silence atroce, épouvantable. Il ne restait plus une seule voix juive. Aucun de nos enfants. Rien que deux ou trois malheureux parasites traumatisés qui n'étaient pas partis ou n'avaient pas été massacrés. L'Europe colmatait la plaie. Meublait le silence avec ses vespas, ses Wolkswagen, ses croissants, comme si de rien n'était. Tu veux de la psychologie ? D'accord. Ça les a sans doute fait chier que je leur montre que j'étais toujours là. Pour les obliger à réagir."
Pendant ce temps, la police norvégienne essaie d'y voir clair dans le mobile du meurtre de la femme et de la fuite de Sheldon et l'enfant, avec l'aide de Rhea et Lars. L'action va se déplacer vers le chalet d'été de Lars, une course de vitesse va s'enclencher, sous la direction de Sigrid, l'enquêtrice. Le fossé est grand entre une police habituée à respecter les règles et un gang qui n'en a aucune.
"Tous fixent leurs chaussures ; Sigrid en déduit que sa synthèse est correcte. Ils sont sept. Sept nains flapis, tandis qu'elle, Blanche-Neige, réveillée de son long sommeil, ne voit pas de café venir. Rien qu'une pièce d'avortons poilus".
Mené comme un polar, le roman est aussi une réflexion sur toutes les guerres qui détruisent les hommes qui les font. Ils rentrent, ou pas, et ne parlent jamais de ce qu'ils ont fait ou de ce qu'ils ont vu. Et les dégâts se répercutent sur les générations suivantes.
J'ai été touchée par la relation qui s'instaure entre Sheldon et Paul, au delà du langage. Les passages où Sheldon semble perdre un peu la boussole ne m'ont pas troublée. Ce n'est pas un coup de coeur mais une lecture agréable, moins légère qu'elle n'en a l'air.
L'avis de Séverine
Derek B. Miller - Dans la peau de Sheldon Horowitz - 384 pages
Traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter
Les Escales - 2013