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non-fiction

  • Idiss

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    "Parfois, je me suis interrogé sur la foi d'Idiss. Quel sentiment l'animait lorsqu'elle priait ainsi, en ces temps d'épreuves ? Enfant, à l'école de la petite synagogue bessarabienne, elle avait jadis appris les rudiments de la religion juive. Elle avait été élevée dans ses pratiques et avait vécu selon ses rites. Avait-elle cependant conservé une foi inaltérable dans la bonté et la justice divine ? En ces jours du printemps 1940, elle suppliait l'Eternel tout puissant de secourir son peuple et de protéger sa famille. Mais le soleil brillait de l'aube au coucher sur le triomphe de l'armée allemande. Et le silence de l'Eternel était accablant."

    On ne présente plus Robert Badinter, l'avocat brillant, ministre de la Justice ayant réussi à faire abolir la peine de mort en France, sous le mandat de François Mitterrand. Je n'avais par contre qu'une vague idée de son histoire personnelle, avant de commencer ce magnifique hommage à sa grand-mère maternelle, Idiss.
     
    La famille est originaire de Bessarabie, alors province de l'Empire russe (actuellement en Moldavie) au coeur du Yiddishland. Idiss vit dans un shtetl, dans une grande pauvreté. Elle est analphabète, l'école étant réservée aux garçons. Ce qui lui fera accorder une grande importance à l'éducation de ses petits-enfants par la suite. Elle rencontrera l'amour de sa vie, Schulim, aura deux fils avec lui et plus tard une fille, Chifra, renommée Charlotte en France, la mère de Robert et Claude Badinter.
     
    C'est l'antisémitisme et les pogroms qui feront fuir la famille en France. Ils se font une haute idée de la République et de ce qu'elle peut offrir à des exilés comme eux.
     
    Le livre est riche d'enseignements sur l'époque et sur l'état d'esprit d'Idiss, qui s'est accoutumée à la vie parisienne et entoure ses petits-enfants de tout l'amour dont elle est capable.
     
    Ils propéreront à Paris jusqu'aux jours plus sombres des années trente et de la guerre. C'est tout un monde qui s'écroule alors avec son lot de tragédies.
     
    J'ai été touchée par la grande tendresse qui se dégage de ce récit. L'écriture est sobre, l'auteur se fait parfois un peu moqueur devant les défauts ou faiblesses de certains membres de sa famille, sans jamais surcharger.
     
    Il évoque leur quotidien, ses souvenirs d'école, il n'était pas question que son frère et lui soient autre chose que premiers de la classe. L'antisémitisme n'était pas si répandu que cela parmi leurs camarades, même avec la montée des fascismes. Le quartier du Marais où se regroupaient la plupart des familles venues de l'Est, ravivait les odeurs, les saveurs qui enchantaient sa grand-mère.
     
    A la lecture, on comprend mieux d'où les combats de Robert Badinter prennent leur source. On voit aussi à quel point cette communauté d'exilés était reconnaissante au pays qui les avait accueillis, continuait à avoir le plus grand respect pour lui et à quel point elle est tombée de haut en 1940.
     
    Les jours de douleurs ont profondément marqué l'auteur qui n'avait que douze ans au moment de l'arrestation de son père.
     
    Au delà de la famille Badinter, ce livre fait revivre un monde qui a complètement disparu avec la guerre. On mesure les profonds bouleversements qui ont jalonné la vie d'Idiss et sa souffrance à la fin de sa vie, confrontée à nouveau à un antisémitisme virulent.
     
    Ce récit a été adapté en bande dessinée par Fred Bernard et Richard Malka (Editions Rue de Sèvres)
     
    Robert Badinter - Idiss - 264 pages
    Le Livre de Poche - 2019
     
  • Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie

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    "Longtemps la cuisine askhénase m'a paru ringarde. Peut-être s'y intéresser est-il le signe qu'on l'est devenu soi-même. Ou qu'on a pris un coup de vieux - cet intérêt terreux pour les racines".

    Quel régal cette lecture et pas seulement parce qu'on y parle de cuisine. Le grand-père de la narratrice meurt, lui laissant un frigo qui sera le prétexte à remonter le temps et à évoquer sa famille et de nombreux moments conviviaux.

    J'aime ce genre de récit où se cotoient l'humour, la légèreté, la tendresse, mais aussi la mélancolie et le drame. Lorsque l'on est issue de branches maternelle et paternelle juives de Pologne, les tragédies ne manquent pas.

    Plus jeune, Elise n'a pas beaucoup questionné ses ascendants sur ce qu'ils avaient vécu. Elle connaît les grandes lignes de leurs pérégrinations pour fuir les nazis, mais sans plus. Le décès du grand-père va l'amener à creuser l'histoire familiale ou du moins les traces qu'il en reste.

    Elle le fait d'abord à travers les plats askhénazes (attention à ne pas confondre avec la cuisine sépharade qui n'a rien à voir). La langue yiddish y tient également une grande place et c'est l'occasion d'anecdotes savoureuses. Elise ne la parle pas, mais connaît un certain nombre de mots qu'elle a entendus toute son enfance.

    "Chava Alberstein, Jacinta, Talila ... le yiddish, pour moi, c'est avant tout la musique et les voix. La chanson yiddish charrie plus de tristesse à mon oreille qu'un mélo mené de main de maître. Ce ne sont pourtant pas les paroles qui font pleurer puisque je ne les comprends pas. C'est la musique elle-même qui pleure. Elle pleure et console en même temps, et c'est ce qui est bouleversant. Elle vous emmitoufle dans son châle de chagrin et vous dit : c'est ainsi".

    L'entourage d'Elise est haut en couleurs, elle nous le décrit de manière fragmentaire, peu importe la chronologie, ce sont des scènes qui remontent, les longues stations devant "Colombo" avec son père, les visites annuelles au cimetière avec nourriture partagée ensuite etc .. j'ai particulièrement aimé l'évocation du quartier du Marais d'autrefois, les commerçants de la rue des Rosiers. J'aimais m'y promener il y a une bonne quarantaine d'années et mes propres souvenirs s'y sont mêlés.

    "Une texture tout à la fois humide et ferme, lourde, celle de la chair du poisson mélangée aux ingrédients de la farce. Il y a fort à parier que la vénération de ma famille pour le gefilte fish avait à voir avec ses modalités de réalisation, la carpe achetée vivante dans un tonneau rue des Rosiers, bastonnée par la balèboustè, la maîtresse de maison, dans la baignoire. Entrait sans doute aussi en compte le temps passé, la dextérité à reconstituer la darne autour de la farce. Le gefilte fish c'est un morceau de bravoure".

    En grandissant, Elise a des conversations plus sérieuses avec son père, portant un autre regard sur lui.

    "Lycéenne, découvrant ce que le pays de Dorothy a fait à Hiroshima, je découvre aussi le point de vue de mon père, contrastant avec le flegme yiddish dont il se départait peu. Allons ! Etais-je donc le perdreau de l'année ? Et tant qu'on y était, ignorais-je que l'Armée rouge s'était arrêtée au bord de la vistule, aux portes de Varsovie, attendant patiemment que les résistants polonais soient écrasés par les nazis ? Etais-je au courant que les Américains l'étaient, eux, au courant, savaient pour Birkenau, Treblinka, et n'avaient pas levé le petit doigt ?"

    Le récit d'Elise Golberg est ponctué de cours extraits émanant d'un groupe Facebook et c'est souvent drôle, décalé, incongru.

    "Essayez donc de faire de la carpe farcie en Bretagne ! Depuis que j'y vis, je n'ai pas trouvé de traiteur yiddish, je fais tout moi-même, j'ai même planté du raifort. Mes gros cornichons viennent de Saint-Malo.
    Mais je n'ai pas encore trouvé de carpe en pays breton ! Imaginez moi le remplacer par un poisson de mer, quelle trahison.
                                 Groupe Facebook des éplucheurs de boulbès"

    Impossible de résumer tout ce qui est abordé dans ce livre, c'est foisonnant, vif et touchant.

    Un premier roman et un coup de coeur pour moi.

    Elise Golberg - Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie - 160 pages
    Editions Verdier - 2023

  • Faire paysan

    non-fiction

    "Il y a plusieurs sortes de paysans. Il y a "le résigné", un besogneux qui s'acharne dans ses choix, dans le déni de la situation actuelle. Il y a "le nostalgique", un désillusionné qui espère en secret la chute du système et le retour de l'ordre ancien lors de la prochaine grande crise mondiale. Enfin, il y a "l'entrepreneur", celui qui a compris les règles du système en vigueur et travaille à y trouver sa place, à répondre aux attentes de la population, en inventant une nouvelle manière de faire."

    L'auteur, est fils et petit-fils de paysan et bien qu'il ne le soit pas devenu lui-même, il est toujours très attaché au monde de son enfance et à ses valeurs. Pourtant, lorsqu'il revient au village, il n'est plus considéré comme un des leurs puisqu'il est parti vivre à la ville.

    Première réflexion sur le clivage actuel entre un monde paysan parfois très fermé et les urbains souvent accusés d'imposer des règles à un milieu dont ils ne connaissent rien.

    Dans ce livre, l'auteur s'attache à creuser les nombreux griefs des paysans. Il rencontre un maximum d'interlocuteurs de tous bords et essaie de comprendre et de remonter à la source des malentendus. Il n'y réussit pas toujours.

    "A l'heure du dessert - horreur - je franchis sans m'en rendre compte le point de non-retour en prononçant le mot qu'il ne faut jamais prononcer devant un paysan conventionnel de plus de 50 ans : glyphosate".

    Si la politique suisse sur l'agriculture est différente de celle de la France, on retrouve les grands enjeux actuels entre agriculture intensive et culture respectueuse des enjeux climatiques et de l'avenir de la terre.

    Au sein du monde paysan, le clivage générationnel est assez marqué, au grand désarroi des anciens qui se murent souvent dans un mutisme buté. L'auteur expose avec lucidité les défauts de certains et les projets irréalisables de jeunes utopistes.

    Il rencontre également des militants, qui malgré les obstacles permanents ne baissent pas les bras avec l'espoir d'évoluer vers une agriculture qui permettrait aux paysans de vivre de leur travail, sans détruire le vivant.

    "Il est fatigué d'entendre les parlementaires de Berne rabâcher le même argument depuis trente ans. La Suisse compte 800 000 pauvres, il est impensable d'augmenter les prix dans les supermarchés. "Mais c'est absurde ! Ce n'est pas aux paysans d'assumer le scandale des travailleurs sous-payés, c'est aux grandes surfaces de réduire leurs marges !".

    J'ai aimé la variété des rencontres de l'auteur, ses discussions avec son père et sa famille, l'évocation des générations passées. C'est une lecture très agréable, qui a le mérite d'être claire et de mettre en avant des pistes pour l'avenir.

    Mélange d'anecdotes, d'études, de souvenirs, d'exemples, je suis ressortie de ce livre plus éclairée que je n'y étais entrée.

    L'auteur : Né à Morges en 1978, Blaise Hofmann est l’auteur d'une dizaine de romans et récits de voyage. Il reçoit en 2008 pour Estive le Prix Nicolas-Bouvier au festival des Étonnants voyageurs de Saint-Malo. Ses derniers ouvrages sont Marquises (2014), Capucine (2015), Monde animal (2016), Deux petites maîtresses zen (2021) et Faire paysan (2023).. Chroniqueur dans divers journaux suisses romands, il écrit aussi régulièrement des pièces de théâtre et des livres jeunesse, dont Les Mystères de l’eau (2018) et Jour de Fête (2019). En 2019, il a été l'un des deux librettistes de la Fête des Vignerons.

    Blaise Hofmann - Faire paysan - 224 pages
    Editions Zoé - 224 pages

  • Sambre

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    "Durant 30 ans, dans la Sambre, une petite région industrielle du Nord de la France, des dizaines et des dizaines de femmes sont agressées sexuellement ou violées au petit matin. Elles portent plainte, parfois à quelques jours d'intervalles. Elles ne sont pas toujours crues. Un jour de février 2018, ces femmes apprennent  l'arrestation d'un homme surnommé "le violeur de la Sambre". Comment a-t'il pu commettre autant de crimes aussi longtemps sur un si petit territoire sans jamais être inquiété ?". (Extrait 4e de couverture)

    C'est tout l'objet de cette enquête journalistique, reprendre l'affaire à la source et essayer de comprendre ce qui s'est passé dans cette région du Nord. L'intérêt de ce livre, c'est qu'il part du point de vue des victimes, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ont été malmenées.

    Je savais que ce ne serait pas une lecture facile, elle ne l'a pas été. J'ai été traversée par l'indignation, la colère, l'accablement, l'empathie en voyant la détresse des victimes, brisées par le traumatisme du viol et en plus remises en cause par la police et la justice. Dans les premières années, elles étaient reçues quasi-exclusivement par des hommes non formés.

    Le mode opératoire était toujours le même. Au petit matin, des bruits de pas dans le dos des jeunes femmes, une cordelette ou un foulard autour du cou, l'étranglement. La promesse de ne pas les violer, l'obsession de l'homme pour les poitrines. Rares sont celles qui apercevront son visage, d'où la difficulté de faire un portrait robot.

    Dans les premières plaintes, il était seulement question d'attentat à la pudeur, le viol n'était pas encore considéré comme un crime. Trop souvent, la dimension sexuelle de la plainte était tue ou évacuée. Les policiers ne reprenaient pas les paroles exactes des victimes. Les procès-verbaux étaient égarés, les lieux du viol négligés.

    On n'informait pas les jeunes femmes de leurs droits, elles n'entendaient plus parler de leur affaire et beaucoup voulaient l'oublier. En plus du choc traumatique, elle devait encaisser les suspicions de la police à leur égard. "Plus tard, un policier, "un commissaire", dit-elle, revient chez elle lui poser des questions. Il lui demande si elle n'a pas inventé cette histoire. Si elle ne s'est pas fait "ça" toute seule. Son médecin généraliste, présent à ce moment-là, s'énerve et quitte le salon devant une hypothèse aussi improbable. Elle a une double cicatrice au cou, les yeux exorbités à cause de l'asphyxie, et un genou en sang. Elle est passée tout près du stade 3 de l'asphyxie, celui d'où l'on ne revient pas".

    Les services de police ne communiquant pas entre eux, aucun lien n'est fait entre les différentes agressions. De plus, la police ne croit pas à l'existence de crimes en série en France. Ça concernerait seulement les Américains.

    Pendant ce temps, le violeur mène une vie de mari et de père bien intégré, entretenant même un lien amical avec un policier. Quand il est allé au commissariat le saluer un jour, n'a-t'il pas plaisanté avec lui sur sa ressemblance avec le portrait-robot enfin réalisé ?

    Tout est ahurissant dans cette histoire, jusqu'à l'arrivée de professionnels plus impliqués, déterminés à la suivre sans relâche. Des moyens plus modernes sont arrivés. Analyse d'ADN, création de fichiers. Les medias locaux vont enfin parler des viols après des années d'indifférence.

    L'affaire se déplace un moment en Belgique, juste de l'autre côté de la frontière, à Erquelines. La Belgique, traumatisée par l'affaire Dutroux, en a tiré les leçons et accompagne nettement mieux les victimes.

    Après des années de faux espoirs et de ratés, l'homme est enfin arrêté. Dino Scala. Pour certaines victimes, c'est un soulagement. Pour d'autres, la crainte de devoir replonger dans un passé si douloureux. Après discussions, le procès tiendra compte de 56 victimes officielles. Sans doute davantage dans la réalité.

    Le procès est encore l'occasion de douter de la parole des femmes, malgré les faits accablants et les preuves. Un policier aura le courage de dénoncer publiquement la manière honteuse dont ont été traitées certaines victimes et leur demandera pardon au nom de l'institution.

    Finalement, Dino Scala est condamné à la peine maximale, 20 ans de réclusion. Il est à souligner qu'en France, qu'un homme viole 1 femme ou une centaine, la peine est la même, le côté série n'est pas pris en compte.

    L'affaire n'est pas terminée. L'avocate de l'accusé a fait appel. Un nouveau procès aura lieu en 2024.

    Au-delà de ce cas, l'enquête montre à quel point les violences sexuelles sont tues dans l'ensemble de la société, à quel point le silence est la règle, à commencer par les familles. Si la parole avait été prise au bon moment, rien de tout cela n'aurait eu lieu.

    C'est une enquête passionnante, qui se lit facilement. J'ai cependant fait plusieurs pauses, émotionnellement c'est assez éprouvant.

    "Lorsqu'elle retourne enfin au lycée en janvier 2003, l'adolescente est une autre. Elle ne veut plus sortir aux récrés, demande à rester enfermée dans une salle. Désormais, elle a peur de tout. Elle est obsédée par les faits divers à la télé. Dort avec la lumière et la télé allumées 24 h sur 24. Elle change de look. Ne met plus que des joggings informes. Se coupe les cheveux. Les teint. Ne se maquille plus. Et commence à grossir. Au lycée, cette année-là, elle décroche. Lorsqu'elle est chez elle, elle pleure toute la nuit, un de ses frères dormira au pied de son lit durant des années".

    Une lecture nécessaire, mais choisir le moment où on peut l'affronter.

    L'avis de Ingannmic et Keisha

    Alice Géraud - Sambre - 400 pages
    Editions J.C. Lattès - 2023

  • Brise de mère

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    "Jusqu'à l'âge de cinquante ans, maman mena la vie triste de beaucoup de femmes nées entre les deux guerres, sans gratification, ni reconnaissance. La fille de notaire à l'enfance confortable se retrouvait devant des difficultés inattendues. Comment pouvait-elle s'évader de ce huis-clos ? Sa révolte bouillonnait, mais plutôt qu'éclater dans une colère salvatrice, le plus souvent, elle se laissait engloutir par l'abattement, versait dans la dépression. Elle compensait un manque de tendresse en prodiguant des effluves de douceur au dernier-né, la surprise chrétienne de la méthode Ogino-Knaus".

    Un beau titre pour un texte très autobiographique. Le portrait d'une mère et par ricochet du fils également, le dernier-né, investi d'un amour inconditionnel. Il en profite largement dans l'enfance, se permettant mille bêtises avec la certitude d'être toujours pardonné et soutenu, au grand dam de ses trois frères et soeurs.

    L'auteur nous dresse le portrait d'une femme frustrée, mal mariée et coincée dans son rôle d'épouse, de mère et de femme au foyer. Dans la Belgique des années 50 et un milieu très catholique, une femme se contente de se dévouer à sa famille et n'a pas de désirs propres.

    Le livre est constitué de fragments, d'anecdotes, de souvenirs, parfois drôles, parfois plus tragiques. Malgré sa place de préféré, la vie ne sera pas simple pour l'auteur-narrateur surtout à l'adolescence où il cherche à se dégager de l'influence de sa mère et où il découvre son homosexualité, sujet hautement tabou à l'époque.

    J'ai souvent été touchée par le récit de l'auteur, sa révolte d'enfant, ses conflits intérieurs, le lien étroit qui le lie à sa mère, prison parfois, mais aussi soutien et colonne vertébrale. Le quotidien qu'il décrit paraît très loin aujourd'hui et pourtant c'était seulement hier, le destin empêché de trop de femmes.

    Les derniers chapitres consacrés à l'extrême vieillesse et à la fin inéluctable qui se profile sont poignants, n'éludant pas les problèmes physiques et moraux qui se posent à un fils désemparé.

    Un texte court, qui va à l'essentiel et me donne envie d'en découvrir davantage sur cet auteur.

    "Voilà, ce livre prend fin, et je me demande ce que j'ai voulu dire au juste. Raconter ce qui me liait à ma mère, cet attachement viscéral, maladif, résultat d'un amour passionnel mal sevré. Elle a toujours voulu me garder auprès d'elle malgré les raisonnements plus froids de mon père, je fus élevé comme un enfant unique, elle installa une connivence qui explosa devant mes injonctions d'autonomie. Inévitables ruptures suivies de réconciliations.

    Merci Anne

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    Alain Dantinne - Brise de mère - 188 pages
    Editions Weyrich - 2017

  • Le roitelet

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    Coup de coeur

    "Après deux verres de vin je me suis demandé si ma vie allait durer longtemps. C'est une question qui me revient souvent lorsque j'ai peur de perdre mon bonheur. Pendant une minute ou deux j'ai eu peur aussi de cesser d'être aimé, voilà ce qui vous arrive quand vous avez eu une enfance insatiable. Et soudain, je n'ai plus pensé à ces choses-là parce que le chien, en se retournant dans son sommeil, a dégringolé de son monticule. C'était trop drôle de le voir rouler ainsi, comme une grosse pierre dans un éboulis. Ensuite il s'est remis sur ses pattes puis il est venu se blottir contre ma jambe, et pour la cinquième ou sixième fois de la journée j'ai été plus heureux que prévu."

    Après "Le jour des corneilles" et "La fabrication de l'aube" je retrouve la magnifique écriture de Jean-François Beauchemin. Ces soixante-trois courts chapitres m'ont tellement touchée que je me demande comment décrire au juste ce que j'ai ressenti.

    Je crois que je ne vais pas essayer et m'appuyer sur plus d'extraits que d'habitude. Le coeur du livre est la relation de l'auteur, la soixantaine, avec son frère, schizophrène, un peu plus jeune. Ils habitent le même village et se voient souvent.

    Schizophrénie
    Schizophrénschizophrène

    "Hier soir, tandis qu'il marchait à mes côtés dans la campagne, mon frère, comme devinant ma pensée, m'a dit ces choses troublantes "On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière. C'est en vain que je l'appelle et le prie d'y rétablir l'éclairage". Puis, montrant du doigt les champs environnants : "Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne".

    L'auteur décrit ici sa vie de tous les jours, avec sa femme Livia, son chien et son chat. Il raconte sa manière d'être au monde, ses interrogations, ses observations et son souci constant de son frère. Ce sont les passages les plus poignants, beaux malgré la souffrance et l'impuissance.

    "Une heure s'était écoulée lorsqu'à la fin j'ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C'est ce moment qu'il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : "Je suis un puits sans fond. J'ai beau fouiller en moi, je n'aperçois rien qu'une nuit profonde. Je suis perdu". Et moi, l'écrivain, le spécialiste des mots, je n'ai pas su quoi lui répondre. Le soir tombait. De la forêt toute proche nous parvenaient les premiers hululements d'un hibou".

    Son frère travaille dans une jardinerie, il est proche de la nature, des plantes et des oiseaux, d'une sensibilité exacerbée. Ses réflexions sont souvent stupéfiantes d'intelligence. Mais quand surgissent les terribles crises d'angoisse, plus rien ne peut le calmer.

    Il y a une grande délicatesse dans ce récit, une tendresse infinie et de la compréhension. Mon exemplaire est hérissé de post-it. C'est un texte à lire et à relire.

    "Franchement, j'ignore si tu vivras encore longtemps dans ce corps et avec cet esprit. Chose certaine, une phrase de ta mère t'accompagnera jusqu'au bout. "Réfléchis, mais ne fait pas que réfléchir ; émerveille toi aussi. Emerveille toi, mais ne fais pas que t'émerveiller ; réfléchis aussi". Ça sera la grande affaire de ta vie".

    L'avis de Cathulu

    Jean-François Beauchemin - Le roitelet - 144 pages
    Editions Quebec Amérique - 2023

  • Tenir sa langue

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    "Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins."

    Pauline s'est aperçue tardivement que son prénom de naissance, Polina, n'apparaissait pas sur ses papiers officiels. C'est lors de son arrivée en France que son prénom a été francisé, de manière définitive. Or, son prénom est relié à l'histoire de sa grand-mère juive, donc précieux pour elle.

    "À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina".

    Elle va entamer des démarches pour récupérer son prénom, mais c'est compter sans l'absurdité de certaines règles et la rigidité de l'administration française.

    C'est ce parcours du combattant qu'elle nous raconte ici, entremêlé de souvenirs autant en Russie qu'en France, son arrivée à Saint-Etienne, ses premiers pas à la maternelchik, où sa mère l'emmène pour qu'elle apprenne le français rapidement. Mais attention, il n'est pas question de perdre le russe.

    "Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange".

    Il y a aussi les grands-parents en Russie, le grand-père qui ne peut pas s'empêcher de demander à chaque fois qu'est-ce qui est le meilleur pays, la Russie ou la France, les séjours à la datcha en été, la tiota qui est juive quand ça l'arrange.

    La petite fille essaie de jongler comme elle peut entre ces deux univers, ces deux langues ; elle le raconte avec drôlerie et légèreté. Malgré tout, on se dit que ça n'a pas dû être facile tous les jours ces allers-retours entre deux langues et deux cultures.

    Et puis, l'univers kafkaïen de la justice pour récupérer Polina, les visites codifiées au tribunal, j'ignorais que c'était aussi difficile.

    Une lecture agréable, qui fait réfléchir et donne un éclairage touchant sur une double culture et un milieu familial. J'aurais aimé que la réflexion aille un peu plus loin, le ton reste assez léger tout au long, mais j'ai pris plaisir à cette lecture.

    L'avis de Tête de lecture Alex Delphine-Olympe Doudoumatous

    Polina Panassenko - Tenir sa langue - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022

  • La fille qui voulait voir l'ours

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    "Le coeur battant, le souffle court, je choisis d'avancer. Ce doit être l'un des plus beaux moments du parcours. Le plus incertain, le plus chancelant. Une légère oscillation, un pas de l'autre côté, et c'est un saut dans l'inconnu, dans le grand dehors. Seule au sommet de cette montagne, seule sur terre devant une succession infinie de dômes verts. Je me sens si fragile. Si petite. Une goutte d'eau, un petit caillou, une fougère, un insecte. Une chose minuscule et invisible, impuissante dans le grand tout qui m'entoure."

    Katia Astafieff, marcheuse aguerrie, décide de se lancer dans le sentier des Appalaches, côté canadien, le SIA. Elle veut découvrir la fameuse wilderness, se retrouver seule au coeur de la forêt, et si possible rencontrer l'ours noir qui vit dans ces contrées.

    Ce qui caractérise ce récit de voyage, c'est l'humour de l'autrice. Dès les préparatifs on s'amuse devant ses essais de sac, de chaussures et même de culotte et de soutien-gorge. Elle essaie de ne rien laisser au hasard, dans la partie la plus profonde du sentier elle va être complètement isolée plusieurs jours, sans autres ressources que celles qu'elle portent sur son dos.

    Prévoir les vivres, les points de ravitaillement, les étapes, elle croit avoir une bonne idée de ce qui l'attend. La suite lui prouvera qu'elle n'est pas aussi bien préparée qu'elle le pense.

    Dès le premier jour elle galère, elle avance à deux à l'heure, sous une canicule imprévue. Elle fera 8 kilomètres au lieu des 25 programmés. La suite sera à l'avenant, avec toujours cette lenteur due au terrain qui monte, qui descend, sous une chaleur accablante dès le matin.

    Ce qui rend le périple sympathique c'est le naturel de la narratrice, elle ne cache pas le moins du monde ses failles et ses peurs. Les premières nuits sont affreuses, elle a peur de tout, elle imagine l'ours l'attaquer, un tueur en série lui faire la peau, elle entend des bruits suspects etc ... Ses journées sont un calvaire, elle doit s'arrêter toutes les deux minutes pour poser son sac, bref, elle est loin de son rêve initial.

    Et puis jour après jour, elle avance, sous l'oeil incrédule des quelques personnes qu'elle croise et qui ne peuvent pas croire qu'elle s'est lancée toute seule dans un telle aventure. 500 kilomètres tout de même, en un mois. Elle fera des rencontres plus ou moins agréables.

    On souffre pour elle dans certains passages en se demandant pourquoi elle s'inflige une telle épreuve et de telles frayeurs. Mais peu à peu son état d'esprit change, elle a de grands moments d'émerveillement devant la splendeur des paysages traversés et la beauté de la nature. Elle surmonte même une effrayante chute qui aurait pu lui coûter cher.

    Rencontrera-t'elle l'ours ? Ça je ne vous le dirai pas.

    Une aventure au féminin, dépaysante et sans esbroufe

    "On va au bout de soi-même et on se rend compte que c’est possible".

    Le site de l'autrice

    L'avis de Cathulu

    Katia Astafieff - La fille qui voulait voir l'ours - 256 pages
    Editions Arthaud - 2022

  • Résistante

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    "Notre vie dépend du bon vouloir des occupants. Ces nazis que nous surnommons "les doryphores" du nom de ces insectes qui engloutissent les pommes de terre, veulent dévorer la France ! Il m'arrive de me retrouver coincée à la gare de Versailles-Chantiers alors que le couvre-feu vient d'être décrété. Sur le chemin menant à la maison, j'ai repéré des portes cochères que je peux ouvrir facilement afin de me cacher dès que j'entends les soldats frapper le pavé de leurs gros godillots ... En route, je prends parfois un malin plaisir à glisser "mon" journal dans les boîtes aux lettres de collaborateurs, pour défier ces Français particulièrement couards et dangereux".

    Lors d'une émission récente de "la Grande Librairie", j'ai été impressionnée par le parcours et la dignité de Jacqueline Fleury-Marié. J'ai eu envie de poursuivre ce moment avec le livre qu'elle a co-écrit avec Jérôme Cordelier. J'y ai retrouvé une grande part des propos qu'elle a tenus dans l'émission, plus développés bien sûr.

    Jacqueline Fleury-Marié est entrée dans la résistance à 17 ans. Il faut dire que le climat familial l'y prédisposait. Sa mère avait vécu la première guerre mondiale dans la Somme, elle savait de quoi l'occupant était capable et c'était pour elle vital de le combattre à nouveau.

    Toute la famille participait à des degrés de responsabilité divers, les parents, Jacqueline et son frère Pierre. D'abord des petites tâches, puis des missions de plus en plus dangereuses. Jacqueline finira par être arrêtée, sur dénonciation, ainsi que sa mère.

    Elle connaîtra la prison, la torture, jusqu'au jour du départ en wagon à bestiaux, sans savoir si sa mère a subi le même sort qu'elle, ni la destination du voyage. Comme toutes les femmes de son convoi, elle est loin de se douter de ce qui l'attend.

    Ce sera l'arrivée à Ravensbrück en août 1944, sinistre camp de femmes, où elle aura à la fois le bonheur et la tristesse de retrouver sa mère. Elle espérait qu'elle avait pu échapper à cette épreuve. Le récit de Jacqueline rejoint d'autres témoignages sur ce camp, notamment celui de Germaine Tillion. C'est toujours le même choc de les lire.

    Jacqueline Fleury-Marié évoque ses tourments et ses souffrances avec pudeur ; elle rend surtout hommage à ses compagnes, elle insiste sur la solidarité qui existait entre elles et qui lui a permis de survivre. C'était des prisonnières politiques, elles continuaient le combat à leur manière, avec beaucoup de courage, notamment lorsqu'elles ont été contraintes de travailler pour l'armement allemand.

    Elle connaîtra les marches de la mort, jusqu'au moment où, à quelques unes, elles s'écartent de la longue file et se réfugient dans une cabane, sachant les Russes plus très loin. Elles seront repérées par des prisonniers de guerre français, qui les aideront, les protégeant à la fois des nazis et des Russes jusqu'à leur libération.

    Jacqueline espère être rapatriée rapidement en France, mais il faudra attendre encore et le retour ne sera pas facile. Sa mère et elle ne sont pas accueillies à bras ouverts, personne n'imagine ce qu'elles ont vécu, ni n'a envie de le savoir.

    Témoignage précieux d'une dame de 95 ans, qui a continué à oeuvrer pour les survivants des camps après la guerre, en participant à des associations et en se rendant régulièrement dans des classes.

    "Enfin nous allons pouvoir boire. Les visages épuisés et tendus s'ouvrent quelque peu. Boire. Depuis des heures, nous n'aspirons qu'à cela. Six cents femmes guettent le tuyau d'arrosage en espérant l'eau salvatrice. Espérance vaine. Cruauté supplémentaire, cruauté ordinaire. Il faudra bien s'y habituer : aucune d'entre nous ne recevra ne serait-ce qu'une cuillère à café d'eau. Pas la moindre goutte. Même pour la plus malade d'entre nous.

    Jacqueline Fleury-Marié - Jérôme Cordelier - Résistante - 128 pages
    Livre de Poche - 2021

  • Mes 18 exils

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    "Toute ma vie trop grosse, pas assez belle, trop ceci et pas assez cela. des complexes en pagaille et puis, par la magie d'une rencontre une nuit à Paris, j'ai quitté ces obsessions de laideronne pour devenir une femme fatale, m'exiler de ma vieille peau et faire peau neuve. Certains exils sont réjouissants".

    Je ne connais pas les livres jeunesse de Susie Morgenstern, pour la bonne raison qu'elle ne les avait pas encore écrits lorsque j'étais moi-même enfant ! Par contre, j'en ai beaucoup entendu parler et quelques interviews à la radio ont attisé ma curiosité, suffisamment pour me lancer dans cette autobiographie originale.

    Le livre est divisé en 18 parties, dont les titres donnent une idée

    - être une fille
    - être loin de ses soeurs
    - être juive
    - être amoureuse
    - errer
    - être veuve
    - être malade etc ...

    L'ordre chronologique est bousculé, ce qui a peu d'importance, l'autrice évoque sa naissance dans une famille juive du New-Jersey, ses soeurs bien plus douées qu'elle (dit-elle) ses années d'école, la fac, puis le départ pour Jérusalem où elle rencontrera Jacques, l'amour de sa vie, un mathématicien français.

    La voilà exilée dans un pays inconnu, plein de bizarreries, loin des siens. Les différences entre les Etats-Unis et la France donne lieu à des passages hilarants. Viendront les enfants, les joies et les peines ordinaires, le quotidien à concilier avec l'écriture, les jours sombres de la mort de Jacques et la deuxième rencontre, totalement inattendue.

    Susie Morgenstern se livre avec franchise et vivacité, le ton est pétillant. Pourtant, derrière l'auto-dérision on sent parfois la tristesse, les ratés, les manques, effleurés avec délicatesse.

    Une lecture plaisante, pleine de vie, mais moins légère qu'il n'y paraît.

    "Une journée sans courrier de mes soeurs ou de ma mère était une sorte de petite mort. Ma mère répondait religieusement. Elle m'appelait "son enfant de papier". Mais, malgré le lien indéfectible, mes yeux s'ouvrirent enfin et je compris qu'elle n'avait pas toujours raison. Elle s'agrippait à son pouvoir et j'étais trop bête pour dire non, agir selon mes propres désirs. Pour ma mère, mettre un bébé de sept mois à la crèche était criminel et il fallait être une malade mentale pour faire le marché tous les jours".

    L'avis de Cathulu

    Susie Morgenstern - Mes 18 exils - 296 pages
    L'iconoclaste - 2021