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Le voyage à Paimpol

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"Je marche le long du port en respirant bien fort. Je sens l'iode qui passe dans mes membres. Je suis sûre qu'une bonne marche vaut toute la chimie que j'ingurgite depuis une semaine. J'ai tout arrêté et je suis mieux. Le seul ennui c'est que les bols d'air ne sont pas remboursés par la Sécurité Sociale. Ils sont même interdits puisqu'on ne peut sortir de chez soi que dans de strictes limites. C'est absurde, la fatigue physique et nerveuse ne se soigne pas entre quatre murs. Moi, qui hier, n'avait pas la force de passer l'aspirateur dans le salon, je crois que cet après-midi je pourrais faire Paris-Brest à pied".

Maryvonne est au bord du craquage. Elle n'en peut plus de sa vie d'ouvrière, de son mari qui n'a plus rien de l'amoureux qu'elle a connu et même de son petit garçon qui est arrivé trop vite. 

Alors qu'elle est en arrêt maladie, elle part sans prévenir où elle va. Ils se débrouilleront tous sans elle quelques jours, elle veut respirer, ne penser qu'à elle, loin d'un quotidien étouffant.

Elle n'ira pas bien loin, de Saint-Brieuc à Paimpol, mais le principal c'est qu'elle soit partie, qu'elle puisse réfléchir dans la solitude et comprenne comment la vie dont elle a rêvé est en train de lui échapper, reléguée à une place de mère et d'épouse qui ne lui convient pas.

"Je suis une minette désoeuvrée et capricieuse, une bobonne abusive. J'ai la tête à côté de mes pompes. Pourtant j'usine moi aussi, je lutte de classe, je syndicate, j'ai des copines et des sujets de conversation honorables. Il faut croire que je ne suis plus à convaincre ou à séduire et que c'est une tâche de moins à faire."

J'ai lu ce roman à sa parution, en 1980. A l'époque une ouvrière qui se pique d'écrire, c'est une curiosité. On en parle dans tous les medias, elle est même invitée à Apostrophes. J'en avais le souvenir d'un récit intéressant et plutôt rare.

Lorsque Gallimard a décidé de le faire reparaître cette année dans sa collection "L'imaginaire" j'ai eu envie de confronter ma lecture d'alors à la situation d'aujourd'hui.

Déjà, c'est un roman qui n'a pas vieilli, il est toujours d'actualité, même si elle prend une forme différente. Les années me font apprécier différemment ce qui était décrit de cette vie d'usine, laborieuse, usante, humiliante, sans perspective, et une vie de famille traditionnelle où la femme a une charge mentale dirions-nous aujourd'hui lourde et sans fin.

C'était les débuts du féminisme et on ne peut pas dire que le monde ouvrier était aux avant-postes sur ce sujet-là. Maryvonne se révolte contre la minimisation du rôle des femmes, leur place subalterne autant à l'usine qu'à la maison. Elle aspire à tout autre chose sans trop oser le revendiquer haut et fort. Déjà, se permettre une escapade à l'hôtel est toute une histoire. Une femme seule qui arrive sans bagages, c'est suspect et anormal. 

Nous accompagnons Maryvonne dans ses divagations, les moments où elle se fait tout un cinéma sur son couple qui repartira d'un meilleur pied, après sa fugue, suivis d'autant de découragement et de culpabilité.

"Quand le bonhomme est crevé, quand il n'a pas le moral, je lui fous la paix. Je ne lui demande rien, j'empêche le gosse de faire trop de bruit : "Papa est fatigué mon chéri, va jouer plus loin". S'il a la frite, il sort en vieux garçon et fait profiter les autres de sa bonne humeur. Il se couche à l'aube et traîne ses maux de tête et son teint bilieux avec rancune le lendemain".

Au delà de ce moment de découragement, on sent une grande vitalité chez Maryvonne, une imagination débordante, une réflexion aiguisée, une espérance d'autres vies ailleurs, plus riches et gratifiantes, auxquelles elle pourrait avoir accès.

"J'adore sortir, aller dans les cafés discuter des heures avec les copains, manger au restaurant, me tenir au courant de l'actualité et voir les rares bons films qui arrivent jusqu'ici. Le théâtre me fascine. Les longues marches dans les bois ou sur les plages m'aident à oublier les semaines de travail"

C'est bien écrit, pétri de phrases qui font mouche et dans lesquelles on peut parfois se retrouver.  

Les jours passant, comment Maryvonne va-t'elle envisager le retour chez elle ? elle fantasme une meilleure existence où elle serait à nouveau regardée, aimée, considérée. Rien ne dit que ce sera le cas et la fin a un goût un peu amer.

Où sont les ouvrières aujourd'hui ? Quelle parole ont-elles dans les médias ? Même si la condition des femmes a bougé, les infos nous apportent tous les jours des preuves de l'immense travail qu'il reste à faire.

Un roman qui valait largement d'être relu pour l'aspect social et féministe. N'hésitez pas à le découvrir.

Après le succès de ce livre, Dorothée Letessier a continué à écrire, sans recueillir la même attention. Elle est décédée en 2011.

L'avis de Miriam Moka

Dorothée Letessier - Le voyage à Paimpol - 160 pages
Gallimard "L'imaginaire" 2025 (première parution 1980)

Commentaires

  • N'hésite pas, je l'ai complètement redécouvert et davantage apprécié (l'avantage des années).

  • Je ne pense pas l'avoir lu, mais oui, c'est à connaître!!! La bibli l'a rangé à la réserve, mais ça peut s'arranger. La couverture laisse penser qu'il y a eu un film?

  • Il y a eu un film en 1985, que je n'ai pas vu. Je préférais rester sur ma lecture. Je n'ai pas vérifié si ma bibliothèque l'avait, j'ai acheté le nouveau. En fait, c'est une de mes libraires qui me l'a mis dans les mains en me disant "celui-là, je suis sûre que tu l'as déjà lu". Elle ne s'est pas trompée, je me souvenais bien de la trame.

  • Je n'avais pas entendu parler de ce livre...apparemment des faits vécus par l'autrice ,je le note!!
    Plus de 40 ans se sont écoulés et je pense que rien n'a trop changé pour les femmes exerçant un travail de condition modeste...

  • C'est très inspiré de sa vie, mais c'est vraiment un roman. Aujourd'hui les usines ont souvent disparu, mais pas l'exploitation. On pourrait parler du grand commerce, des plateformes etc .. où est le nouveau prolétariat.

  • Je connais de titre, sans jamais avoir eu la curiosité se savoir de quoi il retournait. Mes bibliothèques ont l'air de ne pas l'avoir, mais je le garde à l'esprit, sait-on jamais !

  • Il faudrait leur suggérer de l'acheter :-)

  • Il devrait te plaire, c'est un beau personnage de femme.

  • Cette histoire de "fugue" me fait un peu songer à "Lulu, femme nue"... (BD adaptée en film).
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

  • C'est le même ras-le-bol en effet, mais à une époque plus tardive et une société un peu plus permissive.

  • Je ne savais pas que ce titre datant des années 80, je l'ai vu sur les présentoirs mais sans qu'il m'attire. Tu changes la donne avec ta note ! Un témoignage qui semble vraiment touchant.

  • Il est surtout très représentatif d'une époque et d'un milieu où tout était extrêmement figé, surtout pour les femmes. L'attitude de révolte de Maryvonne n'était pas si fréquente, elle n'est pas dupe de la vie qu'elle subit.

  • Je ne connaissais pas du tout. La brièveté du texte me donne envie d'aller voir illico à la bibli si il est en rayon, pour l'insérer entre 2 lectures plus "costaudes" en termes de volume.

  • J'aime bien aussi caler une lecture courte entre deux plus consistantes. Et ce roman se lit facilement.

  • Evidemment le titre m'a interpellé, c'est un livre que je ne connais pas du tout et qui me paraît très intéressant. Pour l'instant comme je ne lis plus, je n'achète plus de livres non plus.

  • Ça doit te peser cette grosse panne de lecture ; celui-ci serait bien pour recommencer, facile, intéressant, bien écrit :-)

  • Merci pour cette belle découverte. Je ne connaissais pas du tout ce roman dont les thématiques semblent toujours d'actualité

  • La plupart des réflexions sont encore d'actualité hélas ; on avance à deux à l'heure ...

  • Il aurait pu entrer facilement dans ton challenge sur "les mondes du travail" celui-là. Je serais curieuse d'avoir ton avis.

  • Je ne connaissais ce livre que de nom, sans trop savoir quel en était le propos. Sa réédition dans "L'imaginaire" est plutôt un signe de qualité. Et ton billet me convient firme qu'il y a là un texte à (re)découvrir.

  • Une réédition qui est pertinente, un instantané d'une époque ; les choses ont changé, mais pas tant que l'on croit. Je n'ai pas lu les autres romans de l'autrice, je vais vérifier si on les trouve encore.

  • voilà une personne intéressante, dont je n'avais jamais eu connaissance

  • Elle a été complètement oubliée et c'est dommage. Sur le coup, le monde médiatique les traite comme des phénomènes et passe vite à autre chose.

  • Elle a été portée à l'écran (vois la fiche Wikipedia que j'ai mis en lien à la fin du billet (cliquer sur le nom de Dorothée Letessier).

  • Je ne connaissais pas du tout ce livre ni son autrice. Les extraits sont parlants.

  • Tout le livre est parlant et il m'a rappelé beaucoup de choses ; quand je l'ai lu une première fois, nous étions encore en plein dedans ; avec le recul ça prend une autre dimension.

  • Je ne pense pas l'avoir lu pourtant dans les années 80 le sort des femmes ne m'était pas indifférent et je suivais régulièrement "Apostrophes" mais avec deux jeunes enfants à la maison, j'en ai sapé des infos !! Merci en tous les cas de nous en parler, j'aimerai découvrir son roman/témoignage surtout si comme tu le dis il n'a pas vieilli d'un pouce. Merci pour ta belle chronique

  • Je suivais tous les Apostrophes moi aussi, mais on ne peut pas tout retenir non plus. Et puis comme tu le dis, tu avais d'autres occupations. C'est une bonne idée de le rééditer maintenant dans une collection poche.

  • Il y a eu quelques livres dernièrement autour de la femme qui fuit son quotidien pesant pour se retrouver seule avec elle-même, je pense notamment à des BD, mais je trouve intéressant ici que ce soit ancré dans les années 70-80. Il y a toute une dimension sociale que tu soulignes qui me parle bien. J'espère le trouver à la bibli.

  • Si ta bibliothèque ne l'a pas, demande-leur de le commander, c'est un très bon livre. C'est un roman qui m'a rappelé tout un climat et j'étais proche du milieu ouvrier. J'en vois bien l'authenticité.

  • Je ne regrette pas de l'avoir relu, il a bien vieilli.

  • Moi aussi, je l'ai lu et apprécié dans les premières années après mon mariage. Dommage, j'ai du le donner. Mais peut-être le retrouverai-je un jour, à la bibli ou ailleurs. Il y a une légère ressemblance entre ce récit et la BD "Lulu, femme nue" de Davodeau.

  • C'est un poche, je n'ai pas hésité à le racheter, ma bibliothèque ne l'avait plus. "Lulu femme nue" a le même point de départ, après l'histoire est très différente. Question d'époque aussi.

  • Je me rappelle l'avoir beaucoup aimé. Je ne relis pas les romans déjà lus. C'est sans doute un tord.

  • Je ne le fais jamais non plus ; cette fois-ci c'est un peu le hasard (la libraire qui me l'a mis dans les mains). Finalement, c'est une bonne expérience à 40 ans de distance.

  • Un tort... oups !

  • Ce titre ne me dit rien, je le chercherai à la biblio. Ce que tu en dis m'a rappelé "Elise ou la vraie vie" de Claire Etcherelli.

  • Pour l'aspect "vie ouvrière" oui ; après l'histoire est très différente. C'est une bonne idée de l'avoir réédité. A l'heure où l'on nous assène que tous les boomers ont eu des vies de rêve (discours récurrent en France), ce n'est pas inutile de se rappeler que c'était loin d'être le cas pour tout le monde.

  • Je vais le lire, il me semble essentiel sur l'écriture ouvrière et féminine, pas si courante.

  • Surtout à l'époque où il a été écrit. C'est d'autant plus intéressant à lire avec la distance des années.

  • Je viens d'aller sur le net à la rencontre de cette auteure. Je vois qu'elle est décédée le 11 août 2011 des suites d'une longue maladie. Personnage intéressant et le livre me parait intéressant lui-aussi. On était sous le joug d'une société patriarcale à l'époque et les femmes qui osaient s'exprimer étaient très courageuses. Les choses ont un peu changé mais dans de nombreux domaines les problèmes se sont juste déplacés il me semble... Merci pour cette idée de lecture dame Aifelle et bravo à Gallimard de faire cette re-publication 45 ans après la première. Bises, à bientôt. brigitte

  • J'avais mis un petit mot en fin de billet pour préciser qu'elle était décédée. Elle serait contente de voir que son livre revient aujourd'hui et est apprécié à sa juste valeur. On voit bien les balbutiements de la libération des femmes, qui ne se fait pas sans mal. Bises Brigitte.

  • Merci pour ton avis sur un livre que je ne connaissais pas et qui me tente drôlement. Tout me parle !

  • Alors n'hésite pas ; c'est toute une époque qui ressurgit, vue d'en bas, loin des fameux boomers qui ont vécu comme des rois ! (et des reines) d'après les medias d'aujourd'hui.

  • ça fait envie et me fait penser à l'excellente BD Lulu, femme nue, adapté aussi à l'écran avec Karin Viard.

  • Tu n'es pas la seule à avoir pensé à Lulu femme nue ; le point de départ est le même, pas l'époque, ni l'histoire.

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