Alexandre Tharaud
Le goût des livres
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Bon dimanche
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Marcie T. 1 Le point de bascule
Je lis toujours des BD mais je n'en parle pas souvent. Par exemple, j'avais aimé le précédent album de Cati Baur "Pisse-Mémé" sans faire de billet.
Les personnages de "Pisse Mémé" avaient la quarantaine. Ici, Marcie est à deux doigts de ses cinquante ans, autant dire qu'elle n'existe plus pour la société. D'ailleurs son employeur la "remercie" après cinq ans de bons et loyaux services.
Ce n'est pas qu'elle était passionnée par son travail, mais il faut payer les factures et sur le marché de l'emploi, elle n'est plus rien. Elle se retrouve à faire des enquêtes dans la rue et poser des questions stupides à des gens qui ne lui ont rien demandé.
Plus intimement, elle aborde la période de la pré-ménopause et son cortège de troubles plus ou moins identifiés et minorés par la société. Le signe aussi qu'elle va être invisibilisée comme femme "casable" selon les clichés en vigueur.
Heureusement sa fille, Emma, est là et va la booster, lui suggérant puisqu'elle n'a plus rien à perdre de se lancer dans son rêve de toujours : devenir détective. Elle va taper à la porte d'un professionnel, Bernard et de fil en aiguille va enquêter sur un suicide dont elle est persuadée que c'est un meurtre.
Je n'en dis pas plus, l'histoire n'est pas toujours crédible, mais j'ai passé un excellent moment de lecture avec Marcie. L'humour est toujours là chez l'autrice et un certain franc-parler qui fait mouche. J'ai surtout aimé la relation mère-fille, souvent drôle et où, à tour de rôle, elles se conseillent et se remettent sur les rails.
Le graphisme colle bien à l'esprit de l'album, se colorant au fur et à mesure de la confiance retrouvée de Marcie, en dépit du sexisme ambiant.
Un coup de coeur et une jolie parenthèse de lecture.
Cati Baur - Marcie T.1 - Le point de bascule - 144 pages
Editions Dargaud - 2025 -
Bon dimanche

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Le pont des soupirs

"Ouvrant dans le train la nouvelle biographie de Frida Kahlo qu'elle venait d'acheter, elle a lu trois fois la première page sans arriver à se concentrer, et décidé alors que ce livre lui servirait de rempart, au cas où quelqu'un essaierait d'engager la conversation, ce qu'elle désirait éviter. En chemin, elle s'est rappelé les nombreux allers et retours de sa jeunesse. Ces jours-ci, sa mère n'était jamais très loin de ses pensées. Elle avait quarante-six ans au moment de sa mort. Au début de sa ménopause, supposait Sarah. A l'époque, elle était trop jeune pour saisir ce que cela représentait pour une femme, et moins encore s'il s'agissait de sa mère".
Avec un titre pareil, je m'attendais à me retrouver à Venise, en fait c'est trompeur, une grande partie de l'histoire se déroule dans l'Etat de New-York, à Thomaston, petite ville au brillant passé industriel, maintenant révolu après la fermeture de la tannerie, entre parenthèses responsable du nombre conséquent de cancers locaux.
Je ne reste jamais très longtemps sans lire un Russo, ma liste de ceux qui restent va bientôt être épuisée, donc je me réjouissais d'avoir 800 pages devant moi.
J'ai eu des coups de mou durant ma lecture, qui passaient assez vite en y revenant. La minutie avec laquelle l'auteur nous décrit la vie de ses personnages est parfois longuette, mais c'est toujours un régal de découvrir au fil des pages les tenants et les aboutissants de certaines décisions.
Nous suivons principalement deux amis, Lou Lynch alias Lucy et Bobby, de l'enfance à l'âge mûr. La narration est éclatée en un mélange de périodes et de narrateurs, sans que l'on s'y perde.
Lou Lynch est un garçon assez falot, plutôt peureux, naïf, à l'image de son père. Une scène traumatisante le définira pour longtemps sans qu'il y trouve une signification claire, elle court à travers le livre. Tout comme son amitié chaotique avec Bobby, qui choisit de fuir Thomaston où rien de bon ne l'attend. Il deviendra un peintre connu sous le nom de Noonan et résidera essentiellement à Venise. Voilà le lien avec le pont des soupirs ..
Autour de ces deux garçons gravitent un nombre conséquent de personnages, surtout les femmes, Tessa et Sarah, colonnes vertébrales des couples.
C'est grâce à Tessa que Lou Lynch père pourra acquérir une petite épicerie "chez Ikey" point central du livre, qui prospérera au point de devenir trois établissements à l'époque du petit-fils. Ce qui caractérise les trois générations d'hommes, c'est leur incurable gentillesse dans un monde qui ne fait pas de cadeaux. Heureusement que les femmes sont là pour les rappeler à la réalité.
Les personnages qui gravitent autour d'eux ne manquent pas de sel, fantaisie ou quasi-folie pour certains. A cet égard le père de Sarah est un cas, on se demande jusqu'où il ira. Idem pour le père de Bobby. Certaines situations qui paraissent troubles ne s'éclaireront qu'à la toute fin du livre et une fois de plus j'admirerai l'habileté de l'auteur à nous laisser sans explication jusqu'à la dernière minute, pour mieux la mettre en lumière le moment venu.
Comme dans ses précédents romans, à travers une famille et une petite ville caractéristique de l'Amérique laissée pour compte, l'auteur nous parle plus largement de l'état de la société et de la manière de chaque individu de s'y adapter ou d'y végéter.
Ce n'est pas mon préféré de l'auteur, mais c'est un bon cru.
L'avis de Antigone Ingannmic Keisha Krol Sandrion


Participation aux challenges "sous les pavés, les pages" chez Ingannmic et Athalie
et "Le pavé de l'automne" chez MokaRichard Russo - Le pont des soupirs - 831 pages
Traduit de l'américain par Jean-Luc Piningre
10/18 - 2010 -
Le vieux garçon
"Maintenant que tu t'es rafraîchi, écoute-moi. Si j'étais vraiment ta mère, ainsi que tu m'appelles toujours, je me fâcherais contre toi, Victor. Car c'est mal, ce que tu as dit tantôt, que plus rien ne te donne de joie. Tu ne te rends pas encore compte à quel point c'est mal. Ton sort te chagrinerait-il que tu aurais quand même tort de parler ainsi. Regarde-moi, Victor : j'aurai bientôt soixante-dix ans, or je ne le dis pas encore, moi, que plus rien ne me donne de joie. Il faut se réjouir de tout, oui, de tout, tu entends, car le monde est beau et plus on vit, plus il embellit".
Après ma découverte de l'auteur avec "Le sentier dans la montagne" je savais que je ne tarderais pas à le relire. "Les feuilles allemandes" chez Eva et Patrice était l'occasion idéale. J'ai donc choisi "Le vieux garçon" me demandant si j'allais retrouver le même plaisir de lecture (scoop : oui).
Le roman s'ouvre sur une fête entre étudiants qui célèbrent la fin de leurs études et rêvent de leur avenir. Victor ne peut partager l'euphorie de ses camarades. Orphelin, confié jeune enfant à une brave femme qu'il aime comme sa mère, il n'a aucune fortune, aucune perspective devant lui et il se désespère devant ce qu'il imagine un avenir seul, sans pouvoir fonder un foyer puisqu'il n'aura pas les moyens de le faire vivre.
Il est d'autant plus désespéré qu'il est amoureux de la fille de sa "mère" adoptive, Hanna, qui le lui rend bien. Sa seule issue dans l'immédiat a été d'accepter un poste trouvé par son tuteur.
C'est à ce moment qu'un oncle fortuné réclame sa présence. Victor ne l'a jamais vu, n'en sait quasiment rien, si ce n'est que le vieillard est capable de lui voler le peu de biens qui lui resteraient de son père.
Victor est un jeune homme obéissant, respectueux des usages et le voilà en route pour rejoindre cet oncle qui vit tout seul au milieu d'une île dans les montagnes.
Le coeur lourd, il va devoir quitter tout ce qu'il connaît et aime depuis toujours. Le voyage va durer plusieurs semaines à pied, la nature changeante réjouit le jeune homme, il apprend à tout observer, en compagnie de son chien qui l'a rejoint au bout de quelques jours.
L'arrivée sur l'île où réside son oncle est glaciale. Il trouve une grande demeure repliée sur elle-même. L'oncle possède toutes les clefs des portes, pas une ne s'ouvre sans son intervention. La première nuit, Victor s'aperçoit qu'il est enfermé jusqu'au matin.
L'oncle est mutique, ne dit rien, même pas pourquoi il a demandé la présence de son neveu. Victor est quasiment prisonnier. Comment la situation va-t'elle évoluer ?
Au delà de l'intrigue, c'est l'écriture qui me séduit chez l'auteur, sa description des paysages, des us et coutumes, le côté fouillé des personnages et la complexité des relations humaines. L'oncle va se révéler plus nuancé qu'il n'y paraissait au départ et Victor capable de trouver des ressources insoupçonnées qui le feront mûrir.
"Ainsi vivaient-ils, deux bourgeons d'une même branche ; ils auraient dû être plus proches l'un de l'autre que de quiconque, mais étaient on ne peut plus distants - deux bourgeons d'une même branche, mais si différents : à Victor la primeur radieuse et libre, dans l'oeil l'aimable étincelle, le champ ouvert pour l'action et les joies à venir ; à l'autre le déclin, le regard accablé, l'âpre passé gravé dans chaque trait, ruine d'anciens plaisirs, d'anciens profits".
Il me reste à attendre la prochaine parution aux Editions Sillages.
Ce roman, écrit en 1844, est paru d'abord sous le titre "L'homme sans postérité".

Adalbert Stifter - Le vieux garçon - 160 pages
Traduit de l'allemand (autrichien) par Marion Roman
Editions Sillage - 2014 -
Bon dimanche

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La petite zone avec de la lumière
"J'ai peu pensé à ma mère les premiers mois après sa mort, à ma peine pour elle, oui, mais pas à elle. Si elle avait vu mon père prendre Maddy dans ses bras, la prendre longtemps comme il ne l'avait jamais fait. Lui chanter de vieilles chansons algériennes. Et puis cuisiner, il a bien voulu qu'on lui montre, et il a mieux parlé français. Si ma mère avait vu ça, comme le malheur l'avait changé, elle l'aurait giflé "Pourquoi pas avant ? Pourquoi tout ça quand je ne suis plus là ?".
Je ne savais pas vraiment de quoi parlait ce roman avant de le commencer, mais un tel titre est irrésistible pour moi. Il est tiré d'un poème de Sandra Lillo.
Le narrateur, Bastien, sort d'une hospitalisation à Saint-Louis "tout en haut de la colline". Nous ne saurons pas précisément ce qui l'a conduit là, sans doute un burn-out et une séparation d'avec Fanny, sa compagne, l'éloignant de son fils, Nino.
Il a besoin de se reconstruire et pour cela va écrire, une sorte de journal et aussi raconter des histoires à partir de presque rien, une phrase entendue, une scène brève dans le quotidien.
Les histoires qu'il écrit sont insérées dans le roman. J'ai été déroutée par la première, me demandant ce qu'elle venait faire là, une fois la logique comprise, je les ai appréciées, même si elles coupent un peu la narration.
Le roman aborde pas mal de sujets, un peu par fragments, dressant un portrait de l'entourage de Bastien, sa mère Coco, assez fantasque, sa soeur chérie, Anouk, chirurgienne de talent, empêchée d'opérer après un accident, son ex, Fanny, médecin de quartier, et Nino, le petit garçon qui aime la forêt.
Bastien a trouvé un travail d'AESH qu'il décrit avec sensibilité et délicatesse. Il s'occupe d'un petit garçon, Thomas, délaissé par sa mère. S'y mêle la crise des gilets jaunes, la fragilité des liens sociaux et familiaux, la vie ordinaire dans un quartier populaire.
Ce n'est pas facile de faire passer la petite musique d'un livre qui évoque le presque rien ou le pas grand chose, mais qui dit beaucoup en filigrane, avec un regard tendre sur les gens.
J'ai aimé.
"Je me porte volontaire pour écrire un discours, pour la marche des services publics. Enfin, un discours, dix lignes, pas grand chose. Je dois parler du boulot, dire notre nom. On est des AESH, quatre lettres à la con, personne ne comprend ce que c'est. Coiffeur, médecin, on comprend. AESH non. On est des aides, des cordes, on relie. Je veux dire les gestes qu'on fait, être précis, que les gens sachent. Je rencontre d'autres garçons payés aussi huit cent balles par mois. Pascal s'occupe d'une fille de sept ans qui ne parle jamais à l'école, que chez elle. Il lui fait des cartes de couleur qu'elle lui montre quand elle a besoin de lui, qu'il lui explique, qu'il lui répète. Ça marche plutôt bien et en fin d'année elle lui dit enfin un mot, elle l'appelle par son prénom".
Sébastien Ménestrier - La petite zone avec de la lumière - 128 pages
Editions Zoé - 2025 -
Bon dimanche
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Tant mieux
"Une ombre passa dans la tête d'Adrienne, qui murmura: "Tu as connu cela et tu m'envoies chez cette sorcière ?" Mais l'enfant n'avait pas atteint l'âge de l'indignation."
Je n'ai jamais été attirée par les romans d'Amélie Nothomb, mais je lis volontiers ses récits autobiographiques dont le style m'amuse et me touche à la fois, par sa manière directe d'aborder les évènements de sa vie avec un humour déconcertant.
Je me suis donc procuré le dernier en date, sans avoir rien lu ou entendu sur le sujet. J'ai mis un peu de temps à réaliser que dans celui-ci elle se mettait à la place de sa mère, Adrienne, pour raconter une enfance particulière dans une famille d'une redoutable toxicité.
Le livre s'ouvre sur une scène de maltraitance ordinaire. Adrienne, 4 ans, a été confiée à sa grand-mère maternelle, qui lui fait manger au petit-déjeuner du hareng, accompagné de café au lait. Quand je dis manger, c'est jusqu'au bout, vomissement compris. Le ton est donné. Nous sommes en 1942, à Bruxelles, le contexte n'est pas des plus légers.
D'où l'explication du "tant mieux" utilisé comme un mantra par la fillette pour occulter l'ampleur du cauchemar où elle se retrouve à cause de l'inconséquence de ses parents.
Adrienne dresse un tableau de sa famille plutôt étrange, des parents violents entre eux, qui se trompent mutuellement sans se cacher, qui mènent en apparence la belle vie, alors que l'intérieur est plutôt un champ de ruines. La mère, Astrid, très jolie femme peut être aimante parfois, mais plus souvent froide et indifférente. Elle voulait des garçons, elle a eu trois filles et fait des différences cruelles entre elles.
Astrid a un problème avec les chats, gare à ceux qui croisent sa route. Ce secret sera percé par Adrienne, ajoutant encore à sa perplexité devant la conduite inexplicable des adultes.
Je ne me suis pas sentie à l'aise dans cette lecture, sans doute parce qu'Amélie ne parlait pas en son nom cette fois-ci, j'ai eu l'impression d'un décalage gênant qui ne fonctionnait pas. Par contre, j'ai retrouvé le ton et l'humour habituels dans le dernier quart du livre, où elle reprend pleinement sa place et relate ce qu'elle a pu comprendre de l'enfance de sa mère et des traumatismes transmis.
Elle a à coeur de répéter qu'elle aimait sa mère, malgré sa part d'ombre. C'est sûr que pour celle-ci, grandir entourée d'une telle famille laisse des traces profondes, difficiles à réparer complètement.
Je crois avoir saisi ce que voulait dire Amélie Nothomb de sa famille, en pensant constamment que, sans la façon de voir de l'autrice ce serait un récit d'une noirceur insupportable.
Une déception, ce n'était pas un livre pour moi.
L'avis de Géraldine
Amélie Nothomb - Tant mieux - 216 pages
Editions Albin Michel - 2025 -
Bon dimanche
Crédit photo : Olivier Metzger-Modds






