"C'est extrêmement simple, Eilish, le NAP s'efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l'on prétend qu'une chose en est une autre et qu'on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l'acceptent comme une vérité - rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin."
Ce roman est considéré comme une dystopie et il l'est par certains aspects. Mais les situations décrites sont déjà à l'oeuvre dans certains pays et rien ne dit que ce ne sera pas le cas pour nous d'ici quelque temps. Voilà de quoi rendre la lecture encore plus anxiogène qu'elle ne l'est déjà.
Nous sommes à Dublin, à une époque non située, sans doute la nôtre. Un régime pré-fasciste est au pouvoir, malgré tout la population vit encore à peu près normalement.
L'histoire est racontée par Eilish, mariée à Larry. Elle est microbiologiste, Larry syndicaliste. Ils ont quatre enfants. L'aîné, Mark a 17 ans, le dernier est encore un bébé dans les bras de sa mère.
Larry est inquiet de toutes les rumeurs qui circulent et de décisions dérangeantes prises à son travail. Un soir deux hommes viennent le chercher pour un interrogatoire et le ramènent, perplexe et angoissé sur cette "discussion" étrange. Ils reviendront et cette fois-ci, il disparaît, sans plus jamais donner de nouvelles.
C'est le début d'une bascule totale pour la famille et le pays. Elle s'installe insidieusement, avec des mesures de plus en plus restrictives, l'intervention d'une armée ayant tout pouvoir, une dégradation constante des conditions de vie, avec couvre-feu, recherche de nourriture, danger permanent, zone de guerre, la dictature quoi ...
Eilish n'est pas préparée à une telle chute, elle est dans le déni et ne veut pas voir à quel point la situation est déja irrécupérable. Obnubilée par la priorité de protéger ses enfants et son vieux père, souffrant d'un début d'Alzheimer, elle s'enfonce dans la peur et veut préserver, en vain, un semblant de vie normale.
Son fils aîné, Mark, s'oppose à elle durement, refuse d'aller au lycée comme si de rien n'était et veut aller se battre avec les rebelles, à l'autre bout du pays. Il est plus lucide que sa mère sur l'état du pays.
J'ai été happée par l'histoire, vécue dans la tête d'Eilish, souvent dans le brouillard, livrée à la panique, réagissant dans le désordre, se mettant en danger parce que d'un seul coup elle ne veut pas céder à ce régime. Si l'auteur a voulu nous faire ressentir l'état de panique d'une personne piégée dans un univers qui s'écroule, c'est très réussi.
Les enfants d'Eilish, du moins les aînés réagissent comme ils peuvent à leur propre peur et aux réactions parfois désordonnées de leur mère. Eilish est guidée par la conviction que Larry reviendra un jour et que tout finira par rentrer dans l'ordre.
Bien sûr, ce n'est pas ce qui va se passer et elle est entraînée dans un chaos de plus en plus fort, avec son lot de trahisons, de collaborations, de manques, cherchant le réconfort auprès de son père dans ses moments de lucidité.
Dans ce roman, j'ai surtout apprécié tout ce qui a trait à l'arrivée d'une dictature, son installation et le musèlement rapide de la population. L'image d'une rue remplie d'un seul coup de drapeaux nationalistes, lesquels disparaissent aussi vite à l'approche des rebelles est parlante.
Mais j'ai quelques bémols sur des longueurs, des répétitions et le personnage d'Eilish, dont la naïveté ou l'entêtement m'ont quelquefois agacée.
Les deux derniers chapitres sont glaçants et laisse la lectrice libre de la suite.
Malgré une légère déception de mon côté, c'est un roman fort et habilement mené, propice à la réflexion.
"L’intérieur est bondé, elle n’a pas envie de monter, le chauffeur s’empare de leurs bagages et les pousse vers le véhicule, d’un geste du pouce il leur commande de grimper mais elle est incapable de faire le moindre mouvement, Molly la regarde et l’homme au bouc a l’air exaspéré, il se frotte la bouche avec sa manche avant de leur crier, grouillez-vous, merde. Elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose, voilà ce qu’elle pense, une chose qui monte dans le camion avec un enfant dans les bras, Molly à sa suite, elle entend le hayon qui se referme et une étrange plainte qui émane des arbres."
L'avis de Alex Béa Céciloule Tête de lecture
Sur le blog Un ciel rouge, le matin
Paul Lynch - Le chant du prophète - 304 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso
Albin Michel - 2025