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Rechercher : L'inconnu de la forêt

  • Code 93

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    "Quatre voies grises et sans fin s’enfonçant comme une lance dans le cœur de la banlieue. Au fur et à mesure, voir les maisons devenir immeubles et les immeubles devenir tours. Détourner les yeux devant les camps de Roms. Caravanes à perte de vue, collées les unes aux autres à proximité des lignes du RER. Linge mis à sécher sur les grillages qui contiennent cette partie de la population qu’on ne sait aimer ni détester. Fermer sa vitre en passant devant la déchetterie inter-municipale et ses effluves, à seulement quelques encablures des premières habitations. C’est de cette manière que l’on respecte le 93 et ses citoyens : au point de leur foutre sous le nez des montagnes de poubelles. Une idée que l’on devrait proposer à la capitale, en intramuros. Juste pour voir la réaction des Parisiens. À moins que les pauvres et les immigrés n’aient un sens de l’odorat moins développé"

    Je voulais découvrir cet auteur de polars depuis longtemps, voilà qui est fait. Nous sommes dans le 93, département particulièrement pauvre en région parisienne. Appelée sur les lieux d'un crime, l'équipe de Victor Coste de la PJ découvre un homme émasculé. Déclaré mort, il se réveille au milieu de l'autopsie.

    Comme si cela ne suffisait pas, un deuxième cadavre couvert de brûlures est trouvé à son tour dans un appartement vide. C'est celui d'un jeune toxico. Coste est un flic aguerri, ces deux affaires sentent les ennuis à plein nez, juste au moment où il perd son meilleur adjoint, muté à Annecy.

    Je ne dirai pas grand chose de l'enquête, au risque de trop en dévoiler. Elle part du corps d'une jeune femme non identifiée, toxico très abîmée et de la mystérieuse disparition de dossiers.

    L'affaire se complique au fur et à mesure, sans que l'on perde le fil. L'auteur étant lui même un policier, on imagine que ce qu'il décrit est très près de la réalité. Le style est cru, les touches d'humour aussi.

    Malgré sa longue expérience, Victor se retrouve dans un certain brouillard, pris dans une embrouille qui touche sa hiérarchie, mais pas que .. Une partie de l'action touche au trafic de drogue, à la prostitution, mais aussi aux manoeuvres politiciennes autour du projet du Grand Paris.

    Coste est un flic assez attachant, il n'a pas perdu une certaine humanité. Il ne se remet pas du suicide de sa compagne, mais n'est pas indifférent au charme de la médecin légiste.

    Il frôle la catastrophe plusieurs fois dans cette enquête, qui se refermera d'une drôle de manière.

    J'ai suffisamment aimé pour me procurer dès maintenant le deuxième roman de la série. Je ne vais pas tarder à retrouver Coste et son équipe assez haute en couleurs.

    L'avis de Sandrion Alex Miriam

    Olivier Norek - Code 93 - 258 pages
    Pocket - 2014

  • Comédie d'automne

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    "Les puissants devraient savoir que les courtisans ne sont pas fiables. Mais les puissants sont ivres de flatteries, grisés par les privilèges, habitués aux abus de pouvoir, au point de développer un sentiment d'invulnérabilité. Au lieu que le courtisan, moins assuré, plus malin, passe son temps le nez en l'air à renifler le sens du vent. Et quand il tourne, il tourne avec. On en était là, Place Gaillon, dans le salon réservé aux délibérations, entre le gigot à la menthe et la salade aux truffes, quand les convives virent une langue de feu flotter au-dessus de la tête d'Hervé Bazin".

    L'auteur a obtenu le Prix Goncourt en 1990 pour "les champs d'honneur". Je l'ai lu en son temps, comme tout le monde à l'époque et aimé.

    Je n'avais pas eu l'occasion de le relire avant "Kiosque" (merci Keisha) qui m'avait plu également ; l'auteur y racontait les années passées comme vendeur de journaux dans le 15e arrondissement de Paris.

    "Comédie d'automne" est présenté comme une sorte de suite. Nous retrouvons en effet la narration fragmentée, les digressions, les époques mélangées, les états d'âme du kiosquier.

    Mais c'est surtout l'histoire de ce prix Goncourt inattendu, il n'était même pas dans les premières sélections. L'auteur raconte avec une certaine ironie sa rencontre avec le prestigieux patron des Editions de Minuit, sa décision de sortir "les champs d'honneur" dont il ne devrait pas vendre plus de 300 exemplaires.

    Sans connaissance du milieu médiatico-littéraire, le jeune auteur mettra des années à comprendre ce qui s'est passé à ce moment-là et les raisons, peu glorieuses, qui l'on amené à avoir le Goncourt.

    La description de ses premiers pas dans ce monde littéraire est savoureuse, notamment la circonspection des medias devant cet inconnu qui va brusquement troubler le jeu. Un marchand de journaux ! autant dire un plouc.

    Nous passons des réactions de la famille de l'auteur à celle des habitués du kiosque qui commentent les évènements au fur et à mesure, des medias qui commencent à rôder dans le coin.

    L'auteur, tranquille, reste relativement serein. Si son livre ne marche pas, et bien il reviendra vendre des journaux. Si personne n'est nommé, c'est assez facile de reconnaître les protagonistes du prix de cette année là et de saisir les manoeuvres destinées à éliminer le favori.

    Certains passages m'ont touchée, comme par exemple les premiers contacts de l'auteur avec le regretté Bernard Rapp et son élégance naturelle.

    Si j'ai aimé retrouver la vie autour du kiosque, avec notamment Albert, et le chemin d'écriture de l'auteur, j'ai fini par me lasser de cette comédie dans le petit monde germanopratin des prix. Ce n'est pas reluisant et je ne suis pas sûre que ce soit vraiment mieux aujourd'hui.

    C'est le 6e et dernier opus du cycle poétique de l'auteur.

    L'avis de Keisha Maryline

    Jean Rouaud - Comédie d'automne -288 pages
    Grasset - 2023

  • Faire paysan

    non-fiction

    "Il y a plusieurs sortes de paysans. Il y a "le résigné", un besogneux qui s'acharne dans ses choix, dans le déni de la situation actuelle. Il y a "le nostalgique", un désillusionné qui espère en secret la chute du système et le retour de l'ordre ancien lors de la prochaine grande crise mondiale. Enfin, il y a "l'entrepreneur", celui qui a compris les règles du système en vigueur et travaille à y trouver sa place, à répondre aux attentes de la population, en inventant une nouvelle manière de faire."

    L'auteur, est fils et petit-fils de paysan et bien qu'il ne le soit pas devenu lui-même, il est toujours très attaché au monde de son enfance et à ses valeurs. Pourtant, lorsqu'il revient au village, il n'est plus considéré comme un des leurs puisqu'il est parti vivre à la ville.

    Première réflexion sur le clivage actuel entre un monde paysan parfois très fermé et les urbains souvent accusés d'imposer des règles à un milieu dont ils ne connaissent rien.

    Dans ce livre, l'auteur s'attache à creuser les nombreux griefs des paysans. Il rencontre un maximum d'interlocuteurs de tous bords et essaie de comprendre et de remonter à la source des malentendus. Il n'y réussit pas toujours.

    "A l'heure du dessert - horreur - je franchis sans m'en rendre compte le point de non-retour en prononçant le mot qu'il ne faut jamais prononcer devant un paysan conventionnel de plus de 50 ans : glyphosate".

    Si la politique suisse sur l'agriculture est différente de celle de la France, on retrouve les grands enjeux actuels entre agriculture intensive et culture respectueuse des enjeux climatiques et de l'avenir de la terre.

    Au sein du monde paysan, le clivage générationnel est assez marqué, au grand désarroi des anciens qui se murent souvent dans un mutisme buté. L'auteur expose avec lucidité les défauts de certains et les projets irréalisables de jeunes utopistes.

    Il rencontre également des militants, qui malgré les obstacles permanents ne baissent pas les bras avec l'espoir d'évoluer vers une agriculture qui permettrait aux paysans de vivre de leur travail, sans détruire le vivant.

    "Il est fatigué d'entendre les parlementaires de Berne rabâcher le même argument depuis trente ans. La Suisse compte 800 000 pauvres, il est impensable d'augmenter les prix dans les supermarchés. "Mais c'est absurde ! Ce n'est pas aux paysans d'assumer le scandale des travailleurs sous-payés, c'est aux grandes surfaces de réduire leurs marges !".

    J'ai aimé la variété des rencontres de l'auteur, ses discussions avec son père et sa famille, l'évocation des générations passées. C'est une lecture très agréable, qui a le mérite d'être claire et de mettre en avant des pistes pour l'avenir.

    Mélange d'anecdotes, d'études, de souvenirs, d'exemples, je suis ressortie de ce livre plus éclairée que je n'y étais entrée.

    L'auteur : Né à Morges en 1978, Blaise Hofmann est l’auteur d'une dizaine de romans et récits de voyage. Il reçoit en 2008 pour Estive le Prix Nicolas-Bouvier au festival des Étonnants voyageurs de Saint-Malo. Ses derniers ouvrages sont Marquises (2014), Capucine (2015), Monde animal (2016), Deux petites maîtresses zen (2021) et Faire paysan (2023).. Chroniqueur dans divers journaux suisses romands, il écrit aussi régulièrement des pièces de théâtre et des livres jeunesse, dont Les Mystères de l’eau (2018) et Jour de Fête (2019). En 2019, il a été l'un des deux librettistes de la Fête des Vignerons.

    Blaise Hofmann - Faire paysan - 224 pages
    Editions Zoé - 224 pages

  • Soixante printemps en hiver

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    Aujourd'hui, Josy a soixante ans. Son mari et ses deux enfants s'apprêtent à fêter son anniversaire, comme d'habitude. Ce qu'ils ne savent pas encore, c'est que Josy a décidé de partir, de quitter mari et maison.

    Son couple n'en est plus un à ses yeux depuis longtemps, sa vie a pris une tournure qui ne lui convient pas du tout, elle s'est perdue elle-même de vue dans une routine sans intérêt.

    Elle part dans un van à peine aménagé, droit devant elle, sans but particulier, accablée de reproches par une famille qui voit là un caprice, sans lui poser la moindre question sur son mal-être et ses motivations profondes.

    Le hasard fait qu'elle s'installe auprès de la caravane de Camélia, maman d'un adorable petit Tom. Camélia est une jeune femme dynamique, combative, qui ne se laisse pas facilement intimider. Son aide et son soutien seront précieux pour Josy.

    Et puis il y a la rencontre avec le club des Vilaines Libérées où elle va découvrir une certaine solidarité féminine dont elle a bien besoin. Elle y fait la connaissance de Christine, qui va jouer un rôle inattendu dans sa nouvelle existence.

    Mais prendre sa liberté après une vie aux services des autres n'est pas si facile. Josy est déchirée entre son besoin d'indépendance et le discours culpabilisateur de sa famille qui la harcèle pour qu'elle revienne. Elle doute du bien-fondé de sa décision. Se sacrifiera-t'elle une nouvelle fois pour eux ou osera-t'elle aller au bout de sa démarche ?

    Un album qui me séduit à la fois par le graphisme et l'histoire, ce n'est pas si fréquent. L'histoire de Josy est pleine d'émotions, d'anxiété, d'incertitudes, de tendresse aussi et tournée vers un avenir plus vivant. Elle est attachante dans sa soudaine hardiesse ou son accablement devant ce qu'elle a déclenché.

    Les dessins sont beaux, dans des couleurs douces, l'âge de Josy n'est pas montré comme une catastrophe, mais plutôt comme l'opportunité de commencer une nouvelle tranche de vie, plus en harmonie avec ce qu'elle est devenue.

    Un album sensible et émouvant.

    L'avis de Cathulu Noukette

    Ingrid Chabbert - Aimée De Jongh - Soixante printemps en hiver - 160 pages
    Editions Dupuis - 2022

  • Olive Kitteridge

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    "Depuis quelque temps, ils passaient vraiment de bons moments ensemble. Un peu comme si leur vie de couple avait été un long repas très compliqué, mais qu'à présent ils pouvaient déguster un délicieux dessert".

    Je me demande comment j'ai pu passer aussi longtemps à côté de ce roman, pourtant souvent vu sur les blogs. J'ai passé un excellent moment et j'ai pu lire sans attendre la suite parue en septembre dernier "Olive, enfin" (billet à venir).

    En fait, il ne s'agit pas seulement d'Olive, mais de l'histoire de toute une petite ville côtière du Maine, Crosby. Le roman est constitué de treize textes où Olive est tantôt le personnage principal, tantôt juste une apparition rapide.

    Une fois compris le principe, je me suis adaptée rapidement et me suis familiarisée avec les nombreuses personnes connaissant Olive de près ou de loin. Olive est mariée à une crème d'homme, Henry, avec qui elle n'est pourtant pas particulièrement aimable. Elle étouffe son fils, Christopher, sans s'en rendre compte. Elle est également redoutée en tant que professeur de mathématiques, sa réputation est exécrable. Mais il ne faut pas s'arrêter à cette première impression. Si Olive est cassante, virulente et s'exprime cash, elle est aussi capable d'aider des jeunes en détresse, à sa manière, et de s'intéresser à son entourage.

    C'est une femme complexe, traversée d'émotions contradictoires, qui ne sait pas communiquer normalement avec les autres. Malgré ses côtés rébarbatifs, elle est attachante. Nous la suivons de l'âge adulte à la vieillesse, ce qui permet de la voir évoluer et se confronter aux conséquences d'attitudes passées.

    Olive sait aussi se moquer d'elle-même et de ses défauts ; il y a dans cette histoire un mélange de férocité et de drôlerie, dosé avec subtilité et une certaine tendresse. Les autres personnages sont traités avec la même subtilité, la même finesse psychologique. Olive confrontée à son fils marié donne lieu à des passages à la fois impitoyables et tellement humains. Elle est bien plus fragile qu'elle n'en a l'air.

    Le dernier chapitre montrera que la vie ne s'arrête pas au seuil de la vieillesse et qu'elle réserve encore des surprises inespérées.

    Pour résumer, une très bonne lecture (prix Pulitzer 2009) et la suite est tout aussi réussie.

    Elizabeth Strout - Olive Kitteridge - 375 pages
    Traduit par Pierre Brévignon
    Le Livre de Poche - 2012

  • Au nom du bien

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    "Gary et moi, on a grandi à Stock, et à Stock, être gay c'est encore un péché. Et pas un petit péché comme jurer, par exemple. En dehors de maltraiter un enfant ou tuer quelqu'un, c'est à peu près ce qu'on peut faire de pire. Toute ma vie j'ai entendu ça, et mon cul de païenne a même pas fréquenté les bancs de l'église."

    Richard Weatherford est le pasteur d'une petite ville de l'Arkansas, père de cinq enfants et mari irréprochable. Il a des convictions inébranlables qu'il s'efforce de communiquer à ses ouailles. Nous sommes au coeur de l'Amérique trumpienne, détenant la vérité et exigeant une morale sans faille, pas loin du fonctionnement d'une secte. Ça, c'est le côté face.

    Côté pile c'est moins brillant. Le pasteur s'est fourré dans une situation catastrophique en cédant à ses pulsions homosexuelles avec le jeune Gary. Le dit Gary lui réclame maintenant 30 000 dollars, faute de quoi il le dénoncera publiquement. Frère Richard a 48 heures pour les trouver.

    Prêt à tout pour sauver sa réputation, sa famille, sa place et son honneur nous voyons le pasteur s'abîmer dans une suite de décisions catastrophiques qui vont coûter cher à quelques membres de la communauté. C'est cruel, hypocrite, sans aucun scrupule.

    Je n'ai pas de chance avec les pasteurs dans mes lectures récentes (ici) et je dois dire que celui-ci pulvérise des records dans le chapitre reniements, manque de foi, faillite morale et j'en passe. L'action se passe sur les deux jours des fêtes de Pâques où le pasteur doit mener à la fois les préparatifs habituels et chercher désespérément l'argent, tout en jouant la comédie à sa femme.

    L'histoire est racontée par plusieurs protagonistes, nous passons de l'un à l'autre, ce qui permet de saisir la montée en tension et les raisons de chacun. Dans cet imbroglio, la lutte sans merci du pasteur pour l'interdiction d'alcool dans la ville a son importance.

    Tout en reconnaissant la force de la dénonciation, je ne me suis pas sentie très à l'aise dans ce roman ou la noirceur domine. J'ai espéré une lueur d'espoir du côté de l'épouse du pasteur. Hélas, c'était juste une illusion, l'hypocrisie et le cynisme sont bien partagés dans le couple. En comparaison, j'ai fini par trouver presque sympathique le jeune couple de maîtres chanteurs à la base de l'histoire.

    Si la charge contre certains mouvements religieux est parfaitement réussie, c'est une lecture qui tombait peut-être à un mauvais moment pour moi.

    L'avis de Kathel Luocine

    Jake Hinkson - Au nom du bien - 336 pages
    Traduit de l'américain par Sophie Aslanides 
    Gallmeister - 2020

  • Tenir sa langue

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    "Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins."

    Pauline s'est aperçue tardivement que son prénom de naissance, Polina, n'apparaissait pas sur ses papiers officiels. C'est lors de son arrivée en France que son prénom a été francisé, de manière définitive. Or, son prénom est relié à l'histoire de sa grand-mère juive, donc précieux pour elle.

    "À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina".

    Elle va entamer des démarches pour récupérer son prénom, mais c'est compter sans l'absurdité de certaines règles et la rigidité de l'administration française.

    C'est ce parcours du combattant qu'elle nous raconte ici, entremêlé de souvenirs autant en Russie qu'en France, son arrivée à Saint-Etienne, ses premiers pas à la maternelchik, où sa mère l'emmène pour qu'elle apprenne le français rapidement. Mais attention, il n'est pas question de perdre le russe.

    "Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange".

    Il y a aussi les grands-parents en Russie, le grand-père qui ne peut pas s'empêcher de demander à chaque fois qu'est-ce qui est le meilleur pays, la Russie ou la France, les séjours à la datcha en été, la tiota qui est juive quand ça l'arrange.

    La petite fille essaie de jongler comme elle peut entre ces deux univers, ces deux langues ; elle le raconte avec drôlerie et légèreté. Malgré tout, on se dit que ça n'a pas dû être facile tous les jours ces allers-retours entre deux langues et deux cultures.

    Et puis, l'univers kafkaïen de la justice pour récupérer Polina, les visites codifiées au tribunal, j'ignorais que c'était aussi difficile.

    Une lecture agréable, qui fait réfléchir et donne un éclairage touchant sur une double culture et un milieu familial. J'aurais aimé que la réflexion aille un peu plus loin, le ton reste assez léger tout au long, mais j'ai pris plaisir à cette lecture.

    L'avis de Tête de lecture Alex Delphine-Olympe Doudoumatous

    Polina Panassenko - Tenir sa langue - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022

  • Les mémoires d'un chat

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    "Comment dire .. Je la trouve franchement impolie cette Noriko. J'ai fait le premier pas pour instaurer une relation amicale, histoire de commencer notre cohabitation sous les meilleurs auspices, en lui montrant le plus haut degré d'affection pour un chat, à savoir le frottage contre les jambes. Et qu'est-ce que j'ai eu comme réponse ? "Ah, heu, que ... Non !" C'est une réponse, ça ? Elle a vu un spectre ou quoi ?"

    J'ai vu passer quantité de billets élogieux sur ce roman sans me décider à le lire. Une histoire de chat, je crains toujours la mièvrerie, surtout quand c'est le narrateur.

    Eh bien j'avais tort, parce que même si c'est le chat qui raconte, il est beaucoup question aussi de rencontres humaines, liées au passé de Satoru, l'heureux maître de Nana.

    Nana est un chat errant, habitué à se débrouiller dans la rue, jusqu'à un accident qui le fait atterrir chez Satoru, jeune homme qui avait déjà pris l'habitude de lui donner de la nourriture régulièrement.

    On peut dire qu'ils s'adoptent mutuellement et pendant cinq ans ils sont très heureux ensemble. Puis Satoru lui explique qu'il ne peut pas le garder, sans lui dire pourquoi et il se lance dans un périple pour demander à certains de ses vieux amis s'ils veulent bien le garder.

    Peut-être est-il utile de préciser que Nana comprend parfaitement le langage humain et communique également avec les autres animaux. Il va s'arranger pour que l'adoption ne soit pas possible, obligeant Satoru à continuer le voyage. Mais Satoru lui-même a-t'il envie d'abandonner vraiment Nana ?

    On comprend peu à peu la raison de cet abandon et l'histoire prend une tournure plus grave. Au fur et à mesure des rencontres, l'enfance et l'adolescence de Satoru sont évoquées dans les détails et permettent de mieux le comprendre.

    Une réflexion faite au détour d'une page éclaire d'un seul coup la vraie raison de l'attitude de Satoru et présage une fin moins souriante que souhaité.

    Ce qui m'a plu dans ce roman, c'est l'humour et le côté coriace de Nana, qui déploie toutes les ruses possibles pour ne pas quitter son maître. Il y met du coeur et de l'imagination ! Satoru est attachant, toujours gentil et cherchant le bon côté des autres, malgré les épreuves passées et à venir.

    J'ai particulièrement aimé la dernière partie, ou Satoru retrouve Noriko, la tante qui l'a élevé à partir de l'adolescence et qui est persuadée d'avoir mal rempli sa tâche. Elle est touchante dans sa maladresse, bardée pourtant de bonnes intentions.

    Il y a bien quelques longueurs, mais dans l'ensemble j'ai passé un bon moment de lecture, dépaysée par le Japon.

    L'avis de Alex Géraldine Keisha Luocine Pativore

    Le lien de Doudoumatous sur les chats dans la littérature japonaise ici

    Hiro Arikawa - Les mémoires d'un chat - 336 pages
    Traduit du japonais par Jean-Louis De la Couronne
    Babel - 2021

  • Vue cavalière

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    "Peut-être même suis-je à l'origine de ce qui est arrivé à la vieille dame, encore que Ruth m'assure qu'on ne peut reprocher à qui que ce soit les attaques et crises cardiaques d'une personne approchant des cent ans. N'empêche, c'est plutôt troublant. La voilà qui arrive à pas comptés, soutenue par son orgueil et la volonté de tenir son rôle de matriarche devant sa petite-fille et les amis de celle-ci, et paf, un des amis en question prononce le nom fatal, de la fumée s'élève, une odeur de soufre remplit la pièce, les belles dames se muent en créatures à groin, les assiettes se mettent à grouiller d'anguilles vivantes".

    Commencer un roman de Wallace Stegner, c'est la promesse d'un excellent moment de lecture. D'autant plus que dans celui-ci, nous retrouvons le personnage de Joe Allston, déjà rencontré dans "La vie obstinée".

    Retiré dans la campagne californienne avec Ruth, son épouse, Joe grommelle en constatant tous les jours les ravages de la vieillesse. Son regard sur la vie est sombre et caustique et Ruth s'efforce de l'en distraire comme elle peut. Il rumine toujours la mort prématurée de leur fils unique, Curtis, et son impuissance à le comprendre et à l'aider.

    Joe était agent d'écrivains. La visite fortuite d'un de ses auteurs,  Italien volubile et en pleine forme, le renvoie encore plus à sa propre inertie. C'est alors qu'il tombe fortuitement sur un journal intime qu'il avait tenu en 1954 lors d'un voyage au Danemark, pays d'origine de sa mère.

    Ruth lui demande de le lire à voix haute tous les soirs pour confronter leurs souvenirs de ce voyage. C'est l'occasion d''approfondir quelques non-dits entre eux et pour Joe, comparer l'homme qu'il voulait être à l'époque à celui qu'il est devenu.

    J'aime toujours autant l'impitoyable auto-dérision dont fait preuve Joe et ses questionnements existentiels. Pendant ce séjour danois, il ne sera pas indifférent au charme de la comtesse Astrid Wredel-Krarup, aristocrate rejetée par tout son milieu. Nous finirons par savoir pourquoi. Cet intermède danois ancien tient une grande place dans l'histoire.

    J'ai savouré ce roman qui décrit les sentiments des personnages avec subtilité et délicatesse. Joe est plus tendre qu'il ne veut bien se l'avouer. L'attitude de Ruth est souvent empreinte de sollicitude, ce qui ne l'empêche pas d'envoyer promener Joe lorsqu'il exagère dans son numéro de raté irrécupérable. En résumé, un vieux couple solidement soudé, malgré les faux-pas et les drames de la vie.

    Un écrivain indispensable à votre bibliothèque.

    "J'ai parcouru quelques unes des questions, puis j'ai jeté le tout dans la cheminée. Encore une de ces études socio-psycho-physiologiques menées par informatique dont les conclusions sont déjà connues de toute personne au-dessus de cinquante ans. Qui a jamais douté que l'amour-propre des vieux en prend un coup dans une société qui montre de trente-six façons possibles qu'elle ne leur accorde aucune valeur et les tient pour une source de dépenses et de tracas, dans une société qui se rit de leur expérience, se défausse de leurs problèmes, les parque dans des hospices et d'une manière générale les ignore, sauf pour solliciter leurs suffrages, ou leur arracher leur sac à main et le montant de leur pension ? Une société qui possède l'effrayante capacité de les regarder droit dans les yeux sans jamais les voir."

    L'avis de Sandrion

    Wallace Stegner - Vue cavalière - 304 pages
    Traduit de l'américain par Eric Chedaille
    2011 - Libretto

  • Bon dimanche

    Astrig Siranossian

    Pour en savoir plus sur cette violoncelliste qui mélange traditionnel arménien et musique classique, vous pouvez écouter une émission de France-Musique ici. Un album vient de sortir "Duo Solo".

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    Crédit photo : Antoine Agoudjian