
"Longtemps la cuisine askhénase m'a paru ringarde. Peut-être s'y intéresser est-il le signe qu'on l'est devenu soi-même. Ou qu'on a pris un coup de vieux - cet intérêt terreux pour les racines".
Quel régal cette lecture et pas seulement parce qu'on y parle de cuisine. Le grand-père de la narratrice meurt, lui laissant un frigo qui sera le prétexte à remonter le temps et à évoquer sa famille et de nombreux moments conviviaux.
J'aime ce genre de récit où se cotoient l'humour, la légèreté, la tendresse, mais aussi la mélancolie et le drame. Lorsque l'on est issue de branches maternelle et paternelle juives de Pologne, les tragédies ne manquent pas.
Plus jeune, Elise n'a pas beaucoup questionné ses ascendants sur ce qu'ils avaient vécu. Elle connaît les grandes lignes de leurs pérégrinations pour fuir les nazis, mais sans plus. Le décès du grand-père va l'amener à creuser l'histoire familiale ou du moins les traces qu'il en reste.
Elle le fait d'abord à travers les plats askhénazes (attention à ne pas confondre avec la cuisine sépharade qui n'a rien à voir). La langue yiddish y tient également une grande place et c'est l'occasion d'anecdotes savoureuses. Elise ne la parle pas, mais connaît un certain nombre de mots qu'elle a entendus toute son enfance.
"Chava Alberstein, Jacinta, Talila ... le yiddish, pour moi, c'est avant tout la musique et les voix. La chanson yiddish charrie plus de tristesse à mon oreille qu'un mélo mené de main de maître. Ce ne sont pourtant pas les paroles qui font pleurer puisque je ne les comprends pas. C'est la musique elle-même qui pleure. Elle pleure et console en même temps, et c'est ce qui est bouleversant. Elle vous emmitoufle dans son châle de chagrin et vous dit : c'est ainsi".
L'entourage d'Elise est haut en couleurs, elle nous le décrit de manière fragmentaire, peu importe la chronologie, ce sont des scènes qui remontent, les longues stations devant "Colombo" avec son père, les visites annuelles au cimetière avec nourriture partagée ensuite etc .. j'ai particulièrement aimé l'évocation du quartier du Marais d'autrefois, les commerçants de la rue des Rosiers. J'aimais m'y promener il y a une bonne quarantaine d'années et mes propres souvenirs s'y sont mêlés.
"Une texture tout à la fois humide et ferme, lourde, celle de la chair du poisson mélangée aux ingrédients de la farce. Il y a fort à parier que la vénération de ma famille pour le gefilte fish avait à voir avec ses modalités de réalisation, la carpe achetée vivante dans un tonneau rue des Rosiers, bastonnée par la balèboustè, la maîtresse de maison, dans la baignoire. Entrait sans doute aussi en compte le temps passé, la dextérité à reconstituer la darne autour de la farce. Le gefilte fish c'est un morceau de bravoure".
En grandissant, Elise a des conversations plus sérieuses avec son père, portant un autre regard sur lui.
"Lycéenne, découvrant ce que le pays de Dorothy a fait à Hiroshima, je découvre aussi le point de vue de mon père, contrastant avec le flegme yiddish dont il se départait peu. Allons ! Etais-je donc le perdreau de l'année ? Et tant qu'on y était, ignorais-je que l'Armée rouge s'était arrêtée au bord de la vistule, aux portes de Varsovie, attendant patiemment que les résistants polonais soient écrasés par les nazis ? Etais-je au courant que les Américains l'étaient, eux, au courant, savaient pour Birkenau, Treblinka, et n'avaient pas levé le petit doigt ?"
Le récit d'Elise Golberg est ponctué de cours extraits émanant d'un groupe Facebook et c'est souvent drôle, décalé, incongru.
"Essayez donc de faire de la carpe farcie en Bretagne ! Depuis que j'y vis, je n'ai pas trouvé de traiteur yiddish, je fais tout moi-même, j'ai même planté du raifort. Mes gros cornichons viennent de Saint-Malo.
Mais je n'ai pas encore trouvé de carpe en pays breton ! Imaginez moi le remplacer par un poisson de mer, quelle trahison.
Groupe Facebook des éplucheurs de boulbès"
Impossible de résumer tout ce qui est abordé dans ce livre, c'est foisonnant, vif et touchant.
Un premier roman et un coup de coeur pour moi.
Elise Golberg - Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie - 160 pages
Editions Verdier - 2023