"Peut-être même suis-je à l'origine de ce qui est arrivé à la vieille dame, encore que Ruth m'assure qu'on ne peut reprocher à qui que ce soit les attaques et crises cardiaques d'une personne approchant des cent ans. N'empêche, c'est plutôt troublant. La voilà qui arrive à pas comptés, soutenue par son orgueil et la volonté de tenir son rôle de matriarche devant sa petite-fille et les amis de celle-ci, et paf, un des amis en question prononce le nom fatal, de la fumée s'élève, une odeur de soufre remplit la pièce, les belles dames se muent en créatures à groin, les assiettes se mettent à grouiller d'anguilles vivantes".
Commencer un roman de Wallace Stegner, c'est la promesse d'un excellent moment de lecture. D'autant plus que dans celui-ci, nous retrouvons le personnage de Joe Allston, déjà rencontré dans "La vie obstinée".
Retiré dans la campagne californienne avec Ruth, son épouse, Joe grommelle en constatant tous les jours les ravages de la vieillesse. Son regard sur la vie est sombre et caustique et Ruth s'efforce de l'en distraire comme elle peut. Il rumine toujours la mort prématurée de leur fils unique, Curtis, et son impuissance à le comprendre et à l'aider.
Joe était agent d'écrivains. La visite fortuite d'un de ses auteurs, Italien volubile et en pleine forme, le renvoie encore plus à sa propre inertie. C'est alors qu'il tombe fortuitement sur un journal intime qu'il avait tenu en 1954 lors d'un voyage au Danemark, pays d'origine de sa mère.
Ruth lui demande de le lire à voix haute tous les soirs pour confronter leurs souvenirs de ce voyage. C'est l'occasion d''approfondir quelques non-dits entre eux et pour Joe, comparer l'homme qu'il voulait être à l'époque à celui qu'il est devenu.
J'aime toujours autant l'impitoyable auto-dérision dont fait preuve Joe et ses questionnements existentiels. Pendant ce séjour danois, il ne sera pas indifférent au charme de la comtesse Astrid Wredel-Krarup, aristocrate rejetée par tout son milieu. Nous finirons par savoir pourquoi. Cet intermède danois ancien tient une grande place dans l'histoire.
J'ai savouré ce roman qui décrit les sentiments des personnages avec subtilité et délicatesse. Joe est plus tendre qu'il ne veut bien se l'avouer. L'attitude de Ruth est souvent empreinte de sollicitude, ce qui ne l'empêche pas d'envoyer promener Joe lorsqu'il exagère dans son numéro de raté irrécupérable. En résumé, un vieux couple solidement soudé, malgré les faux-pas et les drames de la vie.
Un écrivain indispensable à votre bibliothèque.
"J'ai parcouru quelques unes des questions, puis j'ai jeté le tout dans la cheminée. Encore une de ces études socio-psycho-physiologiques menées par informatique dont les conclusions sont déjà connues de toute personne au-dessus de cinquante ans. Qui a jamais douté que l'amour-propre des vieux en prend un coup dans une société qui montre de trente-six façons possibles qu'elle ne leur accorde aucune valeur et les tient pour une source de dépenses et de tracas, dans une société qui se rit de leur expérience, se défausse de leurs problèmes, les parque dans des hospices et d'une manière générale les ignore, sauf pour solliciter leurs suffrages, ou leur arracher leur sac à main et le montant de leur pension ? Une société qui possède l'effrayante capacité de les regarder droit dans les yeux sans jamais les voir."
L'avis de Sandrion
Wallace Stegner - Vue cavalière - 304 pages
Traduit de l'américain par Eric Chedaille
2011 - Libretto