Le goût des livres - Page 13
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Bon dimanche
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Le collectionneur de serpents
"La lumière de la lampe à pétrole vacillait, si bien qu'on aurait dit que la pièce ondulait. La radio scintillait et crachotait, transmettant des fragments d'ordres et de bulletins. Nous entendions des bribes de conversations tenues dans d'autres coins du front, par d'autres hommes. J'ai remis le livre en place sur la table. A la page ouverte, un hanneton exotique, coloré, me regardait. Nous aussi, pour d'autres, nous devons paraître comme ça, ai-je pensé. Colorés, étrangers, vaguement répugnants. Comme une race rudimentaire qui fait la guerre à une autre qui lui ressemble, pour des raisons à elle. Comme un objet d'étude, une espèce qu'on attrape avec des pincettes, après avoir pris soin d'enfiler des gants de laboratoire."
Après "L'eau rouge" et "La femme du deuxième étage", je me demandais si ce recueil de nouvelles serait à la hauteur. Il l'est brillamment. Cinq nouvelles d'égale qualité, se déroulant en Croatie avant, pendant et après la guerre en ex-Yougoslavie.
J'ai une préférence pour la première et la dernière. La première donne son titre au recueil et montre à quel point la guerre ravage la vie de gens ordinaires, contraints presque du jour au lendemain d'aller tirer sur leurs voisins. Les nuits du narrateur sont hantés par un évènement particulier, où le plus jeune d'entre eux, presque un gamin, est investi d'une mission que personne ne veut accomplir.
Les histoires sont racontées au plus près des personnages, avec précision et empathie. Personne n'est un héros ici, seulement des humains abîmés qui reprennent leur vie comme ils peuvent.
La cinquième nouvelle démontre que la guerre ne se termine jamais vraiment. Les règlements de compte peuvent survenir des années plus tard, les traques se poursuivre à bas bruit, menée par des hommes qui ont peut-être aussi quelque chose sur la conscience.
Les trois autres nouvelles ne déméritent pas, tournant autour de familles brisées, séparées, de maisons que l'on se dispute, de conflits non résolus, mais aussi de gestes humains inattendus (Le tabernacle). On voit le pays changer, livré parfois à la corruption, l'enrichissement de certains, la pauvreté des autres. Chacun essaie de revivre comme il peut, avec ses traumatismes.
Cinq nouvelles parfaitement maîtrisées et un auteur décidément à suivre de près.
C'est ma première participation au challenge "Bonnes nouvelles" chez Je lis je blogue
Jurica Pavičić - Le collectionneur de serpents - 177 pages
Traduit du croate par Olivier Lannuzel
Agullo - 2023 -
Je lis donc je suis
C'est à mon tour de jouer avec mes lectures de l'année 2023 et d'utiliser les titres pour répondre à quelques questions plus ou moins sensées .. J'ai moins lu que les années précédentes, pour diverses raisons, j'ai donc eu moins de choix, d'où quelques réponses tirées par les cheveux, mais c'est le jeu. Je n'ai pas fait de billet sur tous les livres, certains sont encore à venir.
Décris toi… Femme-forêt
Comment te sens tu ? Le roitelet
Décris où tu vis actuellement… Maisons de verre
Si tu pouvais aller où tu veux, où irais tu ? Dans la ville provisoire
Ton moyen de transport préféré ? En marchant
Ton/ta meilleur(e) ami(e) est… La propagandiste
Toi et tes amis vous êtes… Les louves
Comment est le temps ? Les ciels furieux
Quel est ton moment préféré de la journée ? En attendant l’aube
Qu’est la vie pour toi ? La jungle
Ta peur ? Les abeilles d’hiver
Quel est le conseil que tu as à donner ? Faire paysan
La pensée du jour… Les femmes aussi sont du voyage
Comment aimerais tu mourir ? Ce que je ne veux pas savoir
Les conditions actuelles de ton âme ? Incandescences
Ton rêve ? Le jardin nu
A qui le tour ? -
Bonne année !
TRES BONNE ANNEE 2024
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Quand un fils nous est donné
"Ils prirent sur la gauche et descendirent vers les Gesuati, le soleil dans le dos. Ils furent surpris par le nombre de gelateri qui avaient ouvert au cours de l'année précédente. Brunetti se demanda si les glaces et les pizzas étaient devenues les deux produits gastronomiques les plus répandus en Italie. Dans le monde entier, peut-être ? Un énorme yacht bleu marine, amarré devant une pizzeria, bloquait irrémédiablement la vue sur la rive opposée à la plupart des habitants des immeubles situés sur cette portion de quai."
Une enquête menée par le Commissaire Brunetti c'est l'assurance d'un bon moment de lecture, à travers les ruelles de Venise, la météo changeante, les frasques bien cachées de la bonne société etc .. etc .. on en oublierait presque qu'il y a forcément un ou plusieurs meurtres.
Cette fois-ci l'enquête est d'autant plus délicate que la victime est un grand ami du beau-père de Brunetti et de Brunetti lui-même. Gonzalo Rodriguez de Tejeda est sur le point d'adopter son jeune amant afin de le faire bénéficier de sa grande fortune le moment venu.
Brunetti navigue entre la volonté de son beau-père d'éviter ce qu'il estime indigne de son ami, et le désir de ne pas s'en mêler de trop près. De nombreux pièges le guettent.
L'enquête est gentiment menée à son terme, mais ce que j'aime surtout c'est la description d'un habitant de Venise, l'envers du décor du tourisme effréné. J'aime retrouver Paola, sa femme, et ses petits plats, ses enfants devenus presque adultes, les tensions à table à cause de sa fille devenue farouchement végétarienne et défenseuse du monde animal ..
Brunetti, issu d'un milieu populaire et Paola, fille d'une des plus grandes familles de Venise, riche et influente, c'est forcément le choc des cultures, vécu plutôt harmonieusement ici.
Je classerais cette enquête dans les bons crus et je continuerai à piocher dans la série au gré de mes envies. Pour une fois, je ne respecte pas l'ordre chronologique.
Donna Leon - Quand un fils nous est donné - 336 pages
Traduit de l'anglais par Gabriella Zimmermann
Points - 2021 -
Bon dimanche et Joyeux Noël
Carl Larsson -
Bon dimanche
Jean Sibelius, Finlandia
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Comédie d'automne
"Les puissants devraient savoir que les courtisans ne sont pas fiables. Mais les puissants sont ivres de flatteries, grisés par les privilèges, habitués aux abus de pouvoir, au point de développer un sentiment d'invulnérabilité. Au lieu que le courtisan, moins assuré, plus malin, passe son temps le nez en l'air à renifler le sens du vent. Et quand il tourne, il tourne avec. On en était là, Place Gaillon, dans le salon réservé aux délibérations, entre le gigot à la menthe et la salade aux truffes, quand les convives virent une langue de feu flotter au-dessus de la tête d'Hervé Bazin".
L'auteur a obtenu le Prix Goncourt en 1990 pour "les champs d'honneur". Je l'ai lu en son temps, comme tout le monde à l'époque et aimé.
Je n'avais pas eu l'occasion de le relire avant "Kiosque" (merci Keisha) qui m'avait plu également ; l'auteur y racontait les années passées comme vendeur de journaux dans le 15e arrondissement de Paris.
"Comédie d'automne" est présenté comme une sorte de suite. Nous retrouvons en effet la narration fragmentée, les digressions, les époques mélangées, les états d'âme du kiosquier.
Mais c'est surtout l'histoire de ce prix Goncourt inattendu, il n'était même pas dans les premières sélections. L'auteur raconte avec une certaine ironie sa rencontre avec le prestigieux patron des Editions de Minuit, sa décision de sortir "les champs d'honneur" dont il ne devrait pas vendre plus de 300 exemplaires.
Sans connaissance du milieu médiatico-littéraire, le jeune auteur mettra des années à comprendre ce qui s'est passé à ce moment-là et les raisons, peu glorieuses, qui l'on amené à avoir le Goncourt.
La description de ses premiers pas dans ce monde littéraire est savoureuse, notamment la circonspection des medias devant cet inconnu qui va brusquement troubler le jeu. Un marchand de journaux ! autant dire un plouc.
Nous passons des réactions de la famille de l'auteur à celle des habitués du kiosque qui commentent les évènements au fur et à mesure, des medias qui commencent à rôder dans le coin.
L'auteur, tranquille, reste relativement serein. Si son livre ne marche pas, et bien il reviendra vendre des journaux. Si personne n'est nommé, c'est assez facile de reconnaître les protagonistes du prix de cette année là et de saisir les manoeuvres destinées à éliminer le favori.
Certains passages m'ont touchée, comme par exemple les premiers contacts de l'auteur avec le regretté Bernard Rapp et son élégance naturelle.
Si j'ai aimé retrouver la vie autour du kiosque, avec notamment Albert, et le chemin d'écriture de l'auteur, j'ai fini par me lasser de cette comédie dans le petit monde germanopratin des prix. Ce n'est pas reluisant et je ne suis pas sûre que ce soit vraiment mieux aujourd'hui.
C'est le 6e et dernier opus du cycle poétique de l'auteur.
Jean Rouaud - Comédie d'automne -288 pages
Grasset - 2023 -
Bon dimanche
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Le jardin nu
"Tout est plus vivant de devoir mourir. Tel est l'enseignement. Toute vie est dérisoire, et toute vie est en même temps unique, infiniment fragile - la palpitation de la veine - précieuse en raison même de sa fragilité. A l'individualisme qui consacre Narcisse comme centre de son propre univers, je veux substituer l'attention infinie à chaque individu. A chaque humain, à chaque graine qui tente de toutes ses forces de soulever son tombeau de terre brune pour déployer une promesse de fleur.
A ce prix-là, peut-être, nos minuscules et infinies souffrances seront rédimées".Terminé il y a environ trois mois, ce récit intimiste me laisse une empreinte durable et je le relirais volontiers tout de suite, avec le même plaisir.
Le décès du compagnon d'Anne Le Maître l'a laissée complètement brisée et elle a choisi de quitter l'appartement où ils vivaient pour se réfugier dans une maison à l'écart, dotée d'un petit jardin.
C'est là quelle reprendra pied dans la vie, en observant attentivement tout ce qui l'entoure, se laissant captiver par les sons et les couleurs, en bonne aquarelliste qu'elle est. Elle va apprendre de ce bout de terre, jour après jour, tantôt peignant, tantôt regardant sereinement.
Le texte est découpé en courts chapitres aux titres évocateurs "Semer, planter, se taire" "déposer les armes" "la verveine et le compost" etc ... l'écriture se fait délicate, sensible, poétique.
L'autrice passe de l'évocation du passé au présent peuplé d'oiseaux, de fleurs, de moments contemplatifs où peu à peu la joie se fraie à nouveau un chemin.
Sachant qu'il était question d'un deuil, j'avais retardé ma lecture et j'ai eu bien tort. Je suis sortie de ce récit curieusement réconfortée, admirative de la force intérieure qui se dégage de l'autrice et de son regard sur les beautés de la nature et des êtres vivants.
C'est un coup de coeur et d'ores et déjà "La sagesse de l'herbe" m'attend.
"Qui suis-je pour raccourcir ces brins d'herbe qui ont si vaillamment traversé l'été, ces laiterons qui nourrissent les derniers papillons, ces branches hérissées qui servent de terrain de jeu aux mouches et aux fauvettes ? Qui suis-je pour déranger les soyeux arrangements de toile fine élaborés par tant de minuscules araignées à la surface des thuyas ? Pourquoi jeter ces feuilles mortes qui servent de refuge (illusoire) aux escargots et dans lesquelles fourrage avec gourmandise l'ami invisible et piquant - le hérisson ?"
L'avis de Tania
Anne Le Maître - Le jardin nu - 120 pages
Editions Bayard - 2023