Le goût des livres - Page 28
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Bon dimanche
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Le pain perdu
"Au crépuscule, avec la rapidité de l'extinction des feux, ils nous ont chassés des maisons en hurlant, nous frappant et nous lançant des insultes, dans un mélange de la belle langue hongroise et de l'allemand, maudissant notre race et tous nos ancêtres : prophètes pouilleux, punaises, chancres, ils énuméraient constamment les injures, en surveillant la foule qui avançait sous les regards indifférents des rares passants et de ceux qui restaient enfermés dans leurs maisons".
Edith Bruck est née en Hongrie en 1931, dans une famille juive pauvre aux confins de l'Ukraine et de la Slovaquie Elle a cinq frères et soeurs, c'est une petite fille gaie qui aime l'école et son village. Sa mère est très religieuse et se réfère à Dieu pour tout. Puis ce seront les premières persécutions, le départ brutal pour le ghetto de Sátoraljaújhely et ensuite la déportation de la famille à Auschwitz. Elle a tout juste treize ans. Un soldat allemand lui sauve la vie en l'obligeant à se séparer de sa mère et à prendre la bonne file.
La suite rejoint bien des témoignages, tout en étant unique comme à chaque fois. Elle a la chance d'être avec une de ses soeurs et elles ne se quitteront pas, camp après camp. Elles connaîtront la faim, le froid, les coups, une marche de la mort mais vont s'en sortir toutes les deux et se jurer de ne plus se quitter. Elle a seize ans.
La libération ne signifie pas pour autant une vie pleinement retrouvée. Personne ne les attend, elles ne sont les bienvenues nulle part. Elles retournent en Hongrie où une de leurs soeurs a échappé à la déportation et a fait un mariage bourgeois. Elle ne veut rien savoir de ce qu'Edith a vécu. La cohabitation n'est pas possible très longtemps.
"Et, en plus de la femme du jeune Alex, l'ex-compagnon de camp de mon frère, il y avait un va-et-vient continuel de personnes à l'air égaré, qui, pas plus que moi, ne savaient que faire de leur vie, ni comment se remettre à vivre. Ils ne se sentaient bien ni dans leur peau, ni en présence des autres : quelque chose s'était brisé en eux, en nous, quelque chose avait changé définitivement dans leur vie, dans la nôtre".
Edith va commencer une vie d'errance, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne, la France, Israël, où elle ne s'adapte pas du tout et ne supporte pas l'aspect militaire de la société. Elle vit de petits boulots, se lance dans la danse et la chanson, jusqu'au jour, où elle arrivera en Italie, où elle se sentira immédiatement chez elle, avec enfin une existence possible.
Edith a une forte personnalité ; sortie des camps elle sait qu'elle ne se laissera plus dicter sa conduite par personne, pas même par sa soeur. Leurs routes vont se séparer. Edith prend des chemins qui ne plaisent pas à sa famille, elle n'en aura cure et suivra sa voie. Elle se débrouille comme elle peut, fait des erreurs, mais va de l'avant. A vingt ans elle s'est déjà mariée et a divorcé trois fois.
C'est parce qu'à 90 ans Edith Bruck a senti sa mémoire défaillir qu'elle s'est lancée dans ce court récit pour ne rien perdre de ce qu'elle a vécu. Elle écrit et raconte sans fioritures, allant droit au but. J'ai été autant touchée par la partie liée aux camps que par l'après-libération, ces longues années où les survivants ont continué à être ignorés, livrés à eux-mêmes dans des sociétés toujours hostiles à leur présence.
"En fille adoptive de l'Italie, qui m'a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd'hui profondément troublée pour mon pays et pour l'Europe, où souffle un vent pollué de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n'ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu'il est d'identité forte, revendiquée à cor et à cris, italianité pure, blanche ... Quelle tristesse, quel danger !"
A signaler que la collection Points sort également "Qui t'aime ainsi" premier récit édité en Italie en 1959. Ainsi qu'un recueil de poèmes "Pourquoi aurais-je survécu ?"
Par ailleurs, sur France-Culture vous pouvez écouter une interview de son traducteur, René De Ceccatty.
Edith Bruck - Le pain perdu - 176 pages
Traduit de l'italien par René De Ceccatty
Editions du sous-sol - 2022 -
Bon dimanche
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L'un des nôtres
"Mon Dieu, et t'en serais capable en plus. Et quand tu finiras par te rendre compte que ce que tu veux ne peut pas se faire ? Qu'est-ce qui va se passer à ce moment-là ?
Ça fait justement partie des choses que je n'ai jamais pu apprendre, dit-elle de sa voix tremblante. Ce n'est pas ce que tu m'as sans cesse répété, George ? Que je ne sais jamais quand il faut renoncer ?"Nous sommes dans le Dakota du Nord, en 1951. George et Margaret Blackledge ont perdu leur fils tragiquement. Ils en étaient très proches et se raccrochent à leur petit-fils Jimmy, pensant l'élever, en l'hébergeant avec sa mère Lorna. Seulement Lorna s'est amourachée d'un certain Donnie Weboy. Du jour au lendemain, le jeune couple s'en va rejoindre la famille Weboy dans le Montana, séparant les grands-parents de Jimmy.
Margaret est convaincue que Donnie maltraite la jeune femme et l'enfant. Elle veut partir à leur recherche et ramener Jimmy à la maison. C'est un Blackledge ! George est nettement plus réservé, il estime que l'on n'arrache pas un enfant à sa mère, mais il ne sait rien refuser à sa femme et il accepte de se mettre en route pour le Montana, envers et contre tout.
L'expédition ne sera pas facile, ils ne savent pas exactement où trouver la famille ou plutôt le clan Weboy, connu comme le loup blanc et pas comme des tendres. Margaret va se heurter à une femme, Blanche, aussi déterminée qu'elle à garder l'enfant.
Voilà un roman américain comme je les aime, avec des personnalités marquées, des individus confrontés à des problèmes personnels et sociaux, des rencontres plus ou moins heureuses et d'un seul coup des accès de violence qui laissent pantois.
La logique de Margaret est parfois difficile à suivre, ses raisonnements sont dérangeants. Elle n'épargne pas George et le bouscule sans toujours évaluer à quel point il lui est attaché et jusqu'où il peut aller. D'où une fin de roman magistrale. Les deux points forts de l'histoire sont justement le côté indéfectible du couple et l'affrontement Blackledge-Weboy.
Les personnages secondaires ont leur importance, Madame Witt, l'infirmière, le jeune indien, Alton Dragswolf et quelques autres, ils enrichissent l'aventure en y apportant leur compréhension et leur humanité.
En bref, c'est un excellent roman que je ne saurais trop vous recommander.
Merci à Masse critique et aux Editions Gallmeister
Larry Watson - L'un des nôtres - 336 pages
Traduit de l'américain par Elie Robert-Nicoud
Gallmeister - 2022 -
Bon dimanche
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Ne m'oublie pas
La grand-mère de Clémence, Marie-Louise est atteinte de la maladie d'Alzheimer. Placée en établissement, elle vient de fuguer pour la troisième fois. La directrice n'en tolèrera pas une quatrième, il va falloir passer à un traitement chimique fort. Visite après visite, Clémence ne supporte pas de voir sa grand-mère s'effacer de plus en plus et sur une impulsion, elle prend la fuite avec elle, déterminée à l'emmener revoir sa maison d'enfance, au bord de la mer.
Marie-Louise a 20 ans dans sa tête, veut rentrer à la maison familiale, persuadée que ses parents l'attendent avec inquiétude.
Clémence sait qu'elle a mal agi et réalise en route qu'elle ne sait pas vraiment dans quoi elle s'est embarquée, avec une malade imprévisible et fragile. De plus, elle ne sait pas précisément où est la maison en question.
Sur cette trame qui pourrait tirer sur le tragique et les larmes, le périple est raconté avec beaucoup de tendresse et un bon grain de folie. Marie-Louise a des moments de lucidité qui favorisent les échanges sur le passé et éclairent les relations entre trois femmes, grand-mère, mère et fille, toutes confrontées à des situations différentes.
Les dessins sont pleins de douceur, certaines scènes sont sans dialogue et se suffisent à elles-mêmes.
Un album touchant, à ne pas manquer. Il a obtenu le prix France-Culture Etudiants BD 2021
L'avis de Pativore et Philisine
Alix Garin - Ne m'oublie pas - 224 pages
Editions Lombard - 2021 -
Sauvagines
"Tu arrives chez moi à pied, par derrière. Il y a une entrée pas loin où tu caches ton véhicule pour braconner près de la pourvoirie, mais tu as aussi un stationnement à l'abri des regards près du chalet de Lionel, au bord de la rivière aux Perles. Si par au moins deux fois tu es venu rôder en mon absence, c'est que tu m'étudies depuis un certain temps".
Raphaëlle Robicheau est agente de protection de la nature dans le Kamouraska, au nord-est du Québec, au coeur de la forêt boréale. Elle y vit dans une cabane, dans un environnement qui la comble. La quarantaine, solitaire, on devine entre les lignes qu'elle a eu affaire à la violence des hommes et qu'elle a choisi volontairement de s'éloigner pour se consacrer à la défense de la faune et de la forêt. Elle préfère la compagnie des animaux à celle de ses contemporains, exception faite pour certains, comme son vieil ami Lionel, qui veille sur elle mieux qu'un père.
La première réflexion qui m'est venue est que la Canada n'est pas plus actif que nous dans la lutte contre la diminution de la biodiversité et la protection de la nature. Les coupes de bois sont ravageuses, remplacées par des essences qui rapporteront rapidement. Le braconnage est plus que toléré, les dates de chasse pas respectées, puisqu'il est même permis de tirer des espèces en voie de disparition.
Lorsque son chien, Coyote, est pris au piège dans un collet, Raphaëlle ne décolère pas, et détruit un site de braconnage où elle trouve un vrai charnier qui atteste de l'ampleur du problème. Dès lors, elle se met en tête d'arrêter le responsable. Difficile dans ce coin perdu, où ce sont souvent une ou deux familles qui font régner leur loi au vu et au su de tous. Elle ne sera pas soutenue par l'office qui l'emploie, en réalité quasiment impuissant.
Lorsqu'elle s'aperçoit que le braconnier est sur ses traces et qu'elle est devenue proie à son tour, commence un jeu dangereux qui va la mener loin.
Dans son désarroi et sa peur, elle va trouver un appui en rencontrant Anouk, personnage principal d'"Encabanée", aussi solitaire qu'elle, déterminée à l'aider. Entre les deux femmes il y aura plus qu'une amitié, l'amour s'en mêle, trop heureuses qu'elles sont de se découvrir tant d'affinités.
Tout comme dans "Encabanée", j'ai apprécié les tournures de langage québécois, les magnifiques descriptions de la vie en pleine nature, les moments de poésie et de beauté. Mais ce n'est pas une histoire douce et paisible, la colère est omniprésente, la violence aussi. Il y a des scènes difficiles à supporter, la souffrance animale y est décrite sans fard mais sans complaisance. Sans parler de la violence des individus.
La stratégie trouvée par Raphaëlle pour se débarrasser du braconnier et retrouver sa forêt n'est pas des plus simples. Elle installe un suspense fort et des sentiments ambivalents.
Une lecture qui tient les promesses d'Encabanée. Il va falloir attendre un an avant la parution en France du dernier roman de la trilogie "Bivouac" qui vient de sortir au Canada.
"J'aimerais que les avions de l'armée canadienne servent, plutôt qu'aux desseins américains, à parcourir notre espace vital pour dénombrer les survivants. Bon sang, faites au moins un inventaire faunique avant de décider de lever les quotas de piégeage de nos beautés boréales ! Combien en reste-t'il, de renards arctiques ? Puis à quel parallèle s'arrêtent véritablement les coupes à blanc ? Autre question : pourquoi est-il plus important de traverser l'Atlantique en avions de guerre que d'installer l'électricité dans les réserves indiennes une fois pour toutes ?
Lecture commune avec Sandrine
Gabrielle Filteau-Chiba - Sauvagines - 368 pages
Editions Stock - 2022 -
Bon dimanche
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Le serment
"Ce n'était que le regard vide d'un homme dont l'alcool avait rongé le cerveau, comme il en avait vu des centaines. Des yeux qui n'avaient soif que d'une chose. Du prochain verre qui aiderait leur propriétaire à oublier tous les précédents qui l'avaient mis dans cet état"
L'action de ce polar se situe dans la région de Pori, en Finlande. Jari Paloviita vient d'être nommé directeur d'enquête, une promotion qui tombe à pic pour lui, même si c'est en attente du retour du titulaire du poste. S'il se sent bien dans son travail, il ne peut pas en dire autant de son couple qui traverse une crise sévère. Pressé de retrouver sa femme, il laisse ses adjoints, Henrik Oksman et Linda Toivonen, s'occuper d'un crime qui vient d'être commis.
Dans un chalet isolé où une centaine de personnes faisaient la fête depuis deux jours, un invité en a poignardé un autre avant de s'enfuir dans les bois environnants. La pluie qui tombe en continu rend le travail difficile et la boue efface rapidement les traces. Le suspect principal est retrouvé et arrêté. Les personnes présentes sont dans un tel été d'ébriété et d'abrutissement général que les enquêteurs peinent à reconstituer la scène.
Jari Paloviita survole l'enquête, ayant pleine confiance en ses adjoints, jusqu'au moment où il voit les noms de l'homme assassiné et du suspect. Le passé lui revient en boomerang d'un seul coup. Tétanisé, il doit admettre que le suspect est son ami d'enfance et le mort celui qui les a tourmentés au-delà de l'imaginable. Il a fait table rase de ce passé, même sa femme n'est pas au courant de ce qu'il a vécu.
Il cherche à cacher qu'il les a connus tous les deux et à partir de là, il se met à agir de manière irrationnelle, à mentir et à se conduire injustement avec son équipe. Son comportement devient de plus plus étrange aussi aux yeux de sa femme et de ses deux filles, ce qui n'arrange pas la situation.
Les racines du drame sont dévoilées par flash-back, remontant aux années 1990. La victime et le suspect avait en commun des pères très violents et cette violence s'est répercutée de manière différente chez l'un et l'autre. Jari se sent coupable de ne pas avoir cherché à savoir ce que devenait son ami, Antti, clochardisé, alors que lui a un bon travail, une belle maison et deux adorables fillettes.
Jari va se mettre en danger à tout point de vue pour continuer à dissimuler ce qu'il sait et mener l'enquête seul de son côté, à rebours de ses adjoints. Ceux-ci sentent que quelque chose n'est vraiment pas normal, sans pouvoir mettre le doigt sur quoi.
L'intrigue est bien menée, malgré quelques longueurs et des invraisemblances. Un peu trop classique peut-être avec ses enquêteurs aux multiples problèmes. Outre Jari, Henrik Oksman, excellent enquêteur, n'est pas aimé de ses collègues, froid, bourré de tocs, il tait lui aussi un passé dur. Et là, c'est l'enquêtrice, Linda, qui a un gros problème avec l'alcool.
Il semblerait que ce soit le premier d'une série. Reprendra-t'elle les mêmes enquêteurs ? Après les mensonges et infractions multiples commis par Jari Paloviita au nez et à la barbe de ses collègues, je me demande comment il envisage la suite de sa carrière.
Un auteur à découvrir et peut-être à suivre.
L'avis de Violette
Artuu Tuominen - Le serment - 432 pages
Traduit du finnois par Anne Colon du Terrail
Editions de la Martinière - 2021 -
Blizzard
"Je ne peux pas rentrer, je ne peux pas lui expliquer, ce serait trop d'un seul coup. Il est solide, mais il y a des choses qui sont trop dures à entendre. De toute façon, je ne peux pas laisser le petit tout seul. Puisque je ne sais même pas dans quelle direction aller, je vais marcher droit devant moi, c'est ce qu'il a dû faire".
Je l'ai attendu un certain temps ce roman, aussi lorsqu'il est arrivé chez moi, je me suis jetée dessus comme quelqu'un qui n'aurait rien d'autre à se mettre sous la dent (sic). Je n'en ai fait qu'une bouchée.
Dès le départ, nous sommes dans l'ambiance. Une jeune femme Bess, erre dans le blizzard, quelque part en Alaska, à la recherche d'un petit garçon dont elle a lâché la main et qui a disparu en une seconde.
Que faisait-elle dehors avec l'enfant par un temps pareil ? Deux hommes, Benedict et Cole partent à sa recherche, l'un rongé d'inquiétude pour le garçon, l'autre furieux après Bess qu'il ne peut pas supporter.
Deux autres personnages vont entrer dans l'action. Clifford et Freemann. Quels sont les liens exacts entre eux, nous le découvrirons petit à petit, au fil des chapitres où nous pénétrons dans les pensées de chacun.
Le point fort de ce premier roman est de nous tenir en haleine avec des chapitres courts et nerveux qui dévoilent au compte-gouttes le passé des quatre protagonistes, douloureux et sombre. S'ils sont dans ce coin perdu, au coeur d'une nature hostile, c'est qu'ils ont de bonnes raisons de fuir le monde.
La recherche du petit prend de plus en plus d'intensité et d'urgence. Les chances de le retrouver vivant s'amenuisent. Et tous ne poursuivent pas le même but.
Il faudra attendre la fin pour saisir toutes les ficelles de l'histoire. La construction du roman est efficace, si j'ai une réserve, c'est sur l'accumulation de secrets peut-être excessive. Le jeune garçon n'est évoqué qu'en creux alors que c'est lui le pivot de l'histoire. Ce sont surtout les tourments intérieurs des adultes qui sont sur le devant de la scène.
C'est un premier roman prometteur, je ne suis pas sûre de le garder en mémoire longtemps, mais un moment de lecture aussi prenant est toujours bon à prendre.
Quelques avis : Eimelle Keisha Krol Luocine etc ..
Marie Vingtras - Blizzard - 192 pages
Editions de l'Olivier - 2022