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Zouleikha ouvre les yeux

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"Derrière lui, quelqu’un a une exclamation effrayée. Sur la rive, serrés les uns contre les autres, agrippés à leurs balluchons, se tiennent les déplacés. Des visages creusés, noircis, fixent Ignatov avec crainte : Zouleikha enceinte, avec ses yeux immenses, les paysans maussades, les « gens du passé » de Leningrad, désorientés, et Gorelov, complètement abasourdi. Ignatov, impuissant, tape l’eau avec son revolver, et lève son regard vers le ciel. Quelque chose de petit, de blanc, tombe d’un gros nuage noir. De la neige." 

L'histoire commence par une description du quotidien de Zouleikha, jeune femme du Tartarstan (capitale Kazan) dans les années 30. De sa vie d'avant nous ne saurons rien. Elle a été mariée à 15 ans à Mourtaza, paysan de 45 ans. Il la ramène chez lui où règne sans partage sa mère, "la Goule" vieille femme acariâtre et exigeante qui maltraite Zouleikha, lui reprochant notamment de ne pas lui donner de petit-fils. La jeune femme a mis au monde quatre filles dont aucune n'a survécu.

Elle travaille comme une bête de somme toute la journée, est épuisée en permanence, dans la crainte d'être prise en défaut par le mari ou la belle-mère. Et pourtant, elle estime qu'elle a de la chance, que Mourtaza est un bon mari.

Rien ne paraît devoir changer dans cette vie immuable, mais au loin les temps changent. Les rumeurs circulent, les paysans ont peur que le pouvoir prenne leurs terres, ils ne veulent pas rejoindre les kolkhoses.

Jusqu'au jour où des militaires surgissent ; la vie va basculer complètement du jour au lendemain. Mourtaza est abattu et Zouleikha devra rejoindre le convoi des koulaks déportés.

"Du haut de la colline, la plaine s’étendant en bas ressemble à une immense nappe blanche sur laquelle la main du Très-Haut a égrené des perles d’arbres et des rubans de routes. La caravane des koulaks forme un fil de soie fin qui s’étire jusqu’à l’horizon, où le soleil pourpre se lève solennellement."

Le convoi est emmené par le Commandant Ignatov, bolchevik convaincu, prêt à obéir à n'importe quel ordre au service du parti. Il ne sait pas jusqu'où il devra convoyer les koulaks. En fait, le but est la Sibérie où ils crééront une colonie en partant de rien.

Le trajet sera long, beaucoup d'entre eux mourront en route. Peu bâtie pour survivre, Zouleikha traversera néanmoins toutes les épreuves. La jeune paysanne effacée, empreinte de la culture païenne de sa mère, préoccupée de satisfaire les esprits qui sont partout et de respecter les préceptes d'Allah, s'adaptera et fera face, surtout lorsqu'elle s'apercevra au cours du voyage qu'elle est partie enceinte.

Ce roman est une vaste fresque, au ton souvent poétique, qui nous entraîne dans le chaos de cette époque là et s'attache à de nombreux personnages au fur et à mesure du voyage et de l'installation dans des conditions épouvantables. Le groupe de survivants est laissé seul juste avant l'hiver sur une terre inhospitalière, sans abri réel et avec des vivres insuffisantes.

Le fil rouge est bien sûr Zouleikha que nous suivons sur toutes ces années, avec le fils qu'elle a mais au monde, Youssouf, et le commandant Ignatov, dont l'évolution est inattendue.

C'est un roman qui est captivant sur le plan romanesque, mais qui évoque aussi une période précise de l'histoire russe, la dékoulakisation des années 30, sous Staline. J'étais presque au terme de ma lecture lorsque la guerre a éclaté en Ukraine et je dois dire que je l'ai terminée dans un autre état d'esprit, le coeur serré, en me disant que l'humain ne change pas beaucoup.

Je n'ai pas toujours compris l'attitude de Zouleikha, tellement possessive parfois, encore trop soumise à des diktats qui n'ont plus lieu d'être, mais il faut se replacer dans l'époque et c'est le jeu romanesque.

Une lecture marquante, une écriture qui emporte, des personnages magnifiquement décrits, c'est un roman dans lequel il ne faut pas hésiter à se lancer.

"Le plus terrible était qu’il n’avait aucune envie de partir. Comment expliquer qu’il se soit attaché, avec les années, à cette terre austère et inamicale ? À cette rivière dangereuse, perfide et inconstante, aux mille nuances de couleurs et d’odeurs ? À cet ourmane sans bornes, qui s’étendait derrière l’horizon ? À ce ciel froid, qui faisait tomber de la neige en plein été, et briller le soleil en hiver ? Sacré nom, il s’était même attaché aux gens, souvent bourrus, rustres, laids, mal habillés, s’ennuyant de chez eux, parfois pitoyables, bizarres, incompréhensibles. Très différents les uns des autres".  

Lecture commune avec Ingannmic et Nathalie

Gouzel Iakhina - Zouleikha ouvre les yeux - 555 pages
Traduit du russe par Maud Maubillard
Editions Libretto - 2021

Commentaires

  • Nos avis sont en effet très proches, cette lecture a été une très belle découverte ! Quant à Zouleikha, je comprends ses "travers" quand je me remémore d'où elle vient et la manière dont elle a été catapultée dans un monde qui lui était complètement méconnu.

  • C'est ce que je me rappelais à moi-même régulièrement. Quand elle évoque sa vie quotidienne avec Mourtaza et La Goule, plus les recommandations de sa mère, c'est clair qu'elle a été "programmée" pour travailler, enfanter et obéir, point final, comme la majorité des femmes de cette époque et de ce milieu.

  • Elle était programmée depuis un moment. Je ne suis pas sûre que je me lancerais maintenant, c'est un rappel un peu trop vif de toutes les atrocités commises au nom de l'histoire, à un moment où un autre peuple est écrasé.

  • J'aime bien quand tu parles du "jeu romanesque". C'est tout à fait moi quand je m'attache aux personnages et que je suis là "oh mais non elle ne va pas faire ça" "pourvu que..." C'était le cas dans ce roman, qui m'a complètement embarquée.

  • C'est la preuve que l'on est pleinement rentrées dans l'histoire et que l'on prend le sort de Zouleikha au sérieux .. Je me suis attachée aussi aux membres de cette petite communauté si diverse, le médecin, le peintre etc .. La nature est fort bien décrite elle aussi, dans ses bons et ses mauvais côtés.

  • Déjà noté, j'ai bien l'intention de le lire, mais plus tard...
    Pour ce mois de l'Europe de l'Est, j'ai déjà à rédiger une chronique sur un autre roman qui évoque l'époque stalinienne dans une autre région de l'URSS.

  • Je vais attendre ton billet sur cet autre roman. L'histoire a pesé lourd sur cette partie du monde (et continue hélas ..)

  • Une autre période de l'histoire où des atrocités se sont déroulées!!
    Un roman sombre avec peut-être une éclaircie entre Zouleikha et Ignatov..je ne sais pas!
    Je le note pour une lecture ultérieure,en ce moment je suis dans des lectures légères...

  • Je n'en ai volontairement pas dit plus sur Zouleikha et Ignatov, c'est un des ressorts principaux de l'histoire. J'ai bien failli laisser tomber le roman aux trois-quarts avec l'irruption brutale de l'actualité, ça me paraissait trop dur de continuer et finalement le l'ai terminé quand même. Mais j'ai pris une lecture légère pour enchaîner, j'en avais besoin.

  • voilà qui est intéressant, et qui résonne avec l'actualité. je le note. En attendant, j'ai un roman sur l'Ukraine en attente... bonne semaine!

  • J'en ai noté d'autres chez les copines blogueuses moi aussi, mais je vais alterner avec des lectures-détente, sinon c'est la grosse déprime assurée.

  • Noté depuis sa parution, vraiment, il devient incontournable ! Une lecture dense d'après ce que je comprends en vous lisant, prenante et forte. Je le lirai, sans aucun doute.

  • C'est exactement cela, l'autrice prend le temps de raconter l'histoire sur la durée, en ne négligeant aucun personnage, en tissant des liens entre eux que l'on suit sans difficulté. Il y a aussi une belle écriture poétique, une attention aux petits gestes du quotidien, à l'observation de la nature et de ses merveilles. Il semblerait que ce soit inspiré de l'histoire de sa grand-mère, on la sent bien documentée. Je suis quasiment sûre qu'il te plairait.

  • Vous vous êtes données le mot pour nous convaincre alors je note évidement même si mes lectures en retard ne sont plus une pile mais plutôt des piles branlantes

  • Ne t'inquiète pas, tu n'es pas la seule, j'ai même du mal à retrouver certains livres, je ne sais plus dans quel pile ils sont et ça devient fastidieux de tout bouger ..

  • C'est une lecture qui prend du temps, mais où l'on ne s'ennuie absolument pas et je n'avais pas eu l'occasion de lire sur le sujet jusqu'à présent.

  • En effet car on remonte dans l'histoire et que ça fait écho a l'actualité on se dit que l'humanité n'évolue pas tant que ça. Merci pour ce partage. Bonne semaine

  • Ce qui ne change pas, c'est qu'une poignée de dirigeants s'arrogent le droit de faire ce qu'ils veulent de millions de gens, du jour au lendemain, avec la plus grande violence.

  • Je viens juste d'en commencer la lecture. Et j'ai l'Ukraine en toile de fond ; les temps ne sont plus les mêmes, mais j'ai le coeur serré.

  • En lisant ce roman, il y a forcément des échos avec la situation actuelle. En temps ordinaire, nous savons intellectuellement que nous ne sommes que des fétus de paille dans l'histoire, mais en ce moment certains le vivent cruellement dans leur chair et ça change tout.

  • Je pense qu'il t'intéresserait ; j'ai l'intention de lire d'autres titres de l'auteure.

  • Ce n'est pas très très gentil de s'allier comme ça pour donner envie aux autres de lire le livre...

  • Là, nous sommes toutes raccord, c'est sûr !

  • Je comprends .. tu verras plus tard.

  • C'est vraiment un roman à lire en ce moment même si cela fait un peu peur de se confronter aux horreurs qu'a connues l'Ukraine

  • Il n'est pas question de l'Ukraine dans ce roman, mais du Tartarstan. Ceci dit, c'est toujours l'écrasement d'un peuple par les dirigeants bolcheviks.

  • Tu as réussi à me tenter, mais j'ai récemment lu plusieurs livres sur des heures très sombres de l'histoire, je vais donc le noter, mais pas pour tout de suite. Comme tu le dis, il ne faut pas accumuler ce style de lectures sous peine d'avoir le moral dans les chaussettes... mais l'homme ne s'arrange pas et n'est pas près de le faire, malheureusement !

  • Il y a forcément un écho avec ce qui se passe encore aujourd'hui, du coup ce n'est pas une lecture de laquelle on peut se détacher en se disant que c'est fini tout ça .. on aimerait tellement que ce soit le cas.

  • Toujours la même dureté, le même sacrifice de peuples entiers pour les rêves de grandeurs de quelques fous de pouvoir. Ça met en colère et ça fait mal.

  • Il entre complètement dans le mois des pays de l'Est. Je n'ai pas toujours adhéré à l'aspect romanesque, mais tout ce qui a trait à la vie et à la déportation des koulaks est très intéressant.

  • Je l'ai noté chez Ingannmic et en te lisant, je me demande comment j'ai pu ne jamais avoir entendu parler de ce roman qui me fait tellement envie maintenant ... Ouvrir les yeux, regarder les réalités, voilà qui parait important.

  • J'en avais entendu parler depuis quelque temps, mais je ne sais plus sur quel blog ; une lecture commune a été la bonne opportunité.

  • L'Homme est le seul animal sur terre à vouloir écraser l'autre, les animaux sauvages boivent ensemble autour d'un plan d'eau, ils ne s'attaquent que pour se nourrir pas par plaisir de domination... Ce roman semble intéressant, pas très gai, certes, mais si les différents personnages évoluent et se transforment - en mieux, je l'espère - , la lecture vaut le coup. Merci Aifelle, douce journée paisible. brigitte

  • Il y aussi de l'humanité dans ce roman, des déportés qui en aident d'autres ou qui créent des liens en cachette. Dans ces circonstances extrêmes on voit la bassesse, mais la grandeur également. L'ensemble est sombre c'est sûr, mais avec pas mal de nuances.

  • Très tentée, j'aime les romans historiques qui me permettent de (re)découvrir un pan de l'Histoire. Merci pour la découverte

  • Alors il devrait te plaire. J'étais au courant de cette déportation, mais racontée comme l'autrice le fait permet de pleinement la comprendre, avec toutes ses conséquences.

  • Je ne doute pas de l'intérêt et de la qualité de ce roman, mais impossible de concevoir me lancer dedans ces temps-ci, déjà bien trop de brutalité et d'horreurs dans les médias. Donc je passe !

  • Je te comprends tout-à-fait. J'étais arrivée presque à la fin du roman quand la guerre a éclaté en Ukraine. Je ne pense pas que je me serais lancée après cela.

  • Ça ne m'étonne pas ; j'ai pensé à toi en le lisant, il me paraissait tout-à-fait dans tes goûts. Je vais attendre ton billet avec intérêt.

  • Le contexte est dur, mais la lecture n'est pas difficile. J'ai été emportée par l'écriture et les descriptions magnifiques.

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