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Non-fiction - Page 2

  • Le roitelet

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    Coup de coeur

    "Après deux verres de vin je me suis demandé si ma vie allait durer longtemps. C'est une question qui me revient souvent lorsque j'ai peur de perdre mon bonheur. Pendant une minute ou deux j'ai eu peur aussi de cesser d'être aimé, voilà ce qui vous arrive quand vous avez eu une enfance insatiable. Et soudain, je n'ai plus pensé à ces choses-là parce que le chien, en se retournant dans son sommeil, a dégringolé de son monticule. C'était trop drôle de le voir rouler ainsi, comme une grosse pierre dans un éboulis. Ensuite il s'est remis sur ses pattes puis il est venu se blottir contre ma jambe, et pour la cinquième ou sixième fois de la journée j'ai été plus heureux que prévu."

    Après "Le jour des corneilles" et "La fabrication de l'aube" je retrouve la magnifique écriture de Jean-François Beauchemin. Ces soixante-trois courts chapitres m'ont tellement touchée que je me demande comment décrire au juste ce que j'ai ressenti.

    Je crois que je ne vais pas essayer et m'appuyer sur plus d'extraits que d'habitude. Le coeur du livre est la relation de l'auteur, la soixantaine, avec son frère, schizophrène, un peu plus jeune. Ils habitent le même village et se voient souvent.

    Schizophrénie
    Schizophrénschizophrène

    "Hier soir, tandis qu'il marchait à mes côtés dans la campagne, mon frère, comme devinant ma pensée, m'a dit ces choses troublantes "On dirait que Dieu, après avoir visité ma vie, en est reparti en éteignant la lumière. C'est en vain que je l'appelle et le prie d'y rétablir l'éclairage". Puis, montrant du doigt les champs environnants : "Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne".

    L'auteur décrit ici sa vie de tous les jours, avec sa femme Livia, son chien et son chat. Il raconte sa manière d'être au monde, ses interrogations, ses observations et son souci constant de son frère. Ce sont les passages les plus poignants, beaux malgré la souffrance et l'impuissance.

    "Une heure s'était écoulée lorsqu'à la fin j'ai enroulé mon frère dans la serviette et saisi le peigne pour au moins tenter de donner une forme à cette chevelure insurgée. C'est ce moment qu'il a choisi pour prononcer ces mots déchirants de lucidité : "Je suis un puits sans fond. J'ai beau fouiller en moi, je n'aperçois rien qu'une nuit profonde. Je suis perdu". Et moi, l'écrivain, le spécialiste des mots, je n'ai pas su quoi lui répondre. Le soir tombait. De la forêt toute proche nous parvenaient les premiers hululements d'un hibou".

    Son frère travaille dans une jardinerie, il est proche de la nature, des plantes et des oiseaux, d'une sensibilité exacerbée. Ses réflexions sont souvent stupéfiantes d'intelligence. Mais quand surgissent les terribles crises d'angoisse, plus rien ne peut le calmer.

    Il y a une grande délicatesse dans ce récit, une tendresse infinie et de la compréhension. Mon exemplaire est hérissé de post-it. C'est un texte à lire et à relire.

    "Franchement, j'ignore si tu vivras encore longtemps dans ce corps et avec cet esprit. Chose certaine, une phrase de ta mère t'accompagnera jusqu'au bout. "Réfléchis, mais ne fait pas que réfléchir ; émerveille toi aussi. Emerveille toi, mais ne fais pas que t'émerveiller ; réfléchis aussi". Ça sera la grande affaire de ta vie".

    L'avis de Cathulu

    Jean-François Beauchemin - Le roitelet - 144 pages
    Editions Quebec Amérique - 2023

  • Les exportés

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    "Je ne sais pas ce que c'est que d'être juif, on ne m'en a jamais rien transmis et cela ne me manque pas.
    Ayant grandi en France et en démocratie, nul ne m'a jamais "désignée" malgré moi. En revanche, je comprends en lisant Perec que "je suis étrangère à quelque chose de moi-même" différente non pas des autres, mais "différente des miens". En effet, je ne parle pas la langue que ma mère parlait avec ses parents, je ne partage pas "leurs souvenirs, leur histoire, leur culture, leur espoir". Je n'ai pas le sentiment d'avoir oublié, mais celui de n'avoir jamais pu apprendre".

    Jusqu'à présent, comme tout le monde, je connaissais Sonia Devillers en tant que journaliste à France-Inter. J'ignorais qu'elle était d'origine roumaine et juive.

    J'ai donc découvert son histoire familiale avec ce récit sous forme d'enquête prenante. Je n'ai pas de connaissance particulière sur l'histoire roumaine, j'en connais les grandes lignes, sans plus, je n'avais jamais entendu parler de ce troc de l'Etat roumain, juifs contre bétail et ensuite simplement espèces sonnantes et trébuchantes avec Israël.

    Les grands-parents de l'autrice sont issus de milieu bourgeois. Harry et Gabriela n'ont jamais vraiment raconté comment ils avaient traversé la guerre en échappant à la mort. Ils en parlaient comme quelque chose de banal, donnant l'impression de ne pas avoir de ressenti.

    Harry et Gabriela ont adhéré rapidement au discours communiste qui promettait qu'il n'y aurait plus de différences entre les hommes, plus de discriminations. 

    Alors comment se sont-ils retrouvés sur un quai de gare français en 1961, hébétés après un voyage interminable, angoissant et dangereux ?

    L'ouverture des archives de la Sécuritate a permis à l'autrice de remettre en pespective ce qui les avaient amenés là. Au coeur de l'histoire, elle trouve un passeur, juif lui-même, Henry Jacober, dont l'action sera déterminante pour nombre de juifs qui veulent quitter la Roumanie. Le pays ayant un besoin énorme d'argent, va négocier leur départ contre du bétail, porcs, poulets, veaux, mais aussi contre des installations ultra-modernes, abattoirs, bâtiments, clefs en main.

    C'est un récit assez complexe, avec des détails ahurissants. Sonia Devillers se demande régulièrement jusqu'où ses grands-parents ont été au courant de ce qui se passait, surtout lorsqu'ils avaient une place enviable au parti, après la guerre. Ont-ils fermé les yeux pour garder leur position ou croyaient-ils vraiment à un monde nouveau ?

    Le mélange récit familial et grande histoire est bien articulé et se suit facilement. La question de la judéité est centrale, d'autant plus puissante que la famille ne voulait pas en tenir compte elle-même.

    L'autrice a dû se construire dans cette famille ou sa mère et sa tante ont été arrachées à leur pays à 16 et 14 ans et en gardent une blessure certaine.

    Elle fait un portrait assez sévère de sa grand-mère, consciente de sa valeur et n'ayant jamais digéré son déclassement en France, tout en se démenant pour nourrir et éduquer sa famille.

    C'est une lecture que j'ai appréciée, qui amène une pierre de plus malheureusement à ce que l'humain est capable de faire dans le pire. J'ai été un peu parasitée par la perception que j'ai de l'autrice. J'écoute ses émissions et je la trouve régulièrement excessive et de parti-pris, un ton que j'ai parfois retrouvé dans le livre, mais c'est peu de chose au regard de ce qu'elle raconte.

    Sur un thème pas très éloigné, un excellent roman "La musique engloutie" de Christian Haller.

    Sonia Devillers - Les exportés - 288 pages
    Editions Flammarion - 2022

  • Tenir sa langue

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    "Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins."

    Pauline s'est aperçue tardivement que son prénom de naissance, Polina, n'apparaissait pas sur ses papiers officiels. C'est lors de son arrivée en France que son prénom a été francisé, de manière définitive. Or, son prénom est relié à l'histoire de sa grand-mère juive, donc précieux pour elle.

    "À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina".

    Elle va entamer des démarches pour récupérer son prénom, mais c'est compter sans l'absurdité de certaines règles et la rigidité de l'administration française.

    C'est ce parcours du combattant qu'elle nous raconte ici, entremêlé de souvenirs autant en Russie qu'en France, son arrivée à Saint-Etienne, ses premiers pas à la maternelchik, où sa mère l'emmène pour qu'elle apprenne le français rapidement. Mais attention, il n'est pas question de perdre le russe.

    "Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange".

    Il y a aussi les grands-parents en Russie, le grand-père qui ne peut pas s'empêcher de demander à chaque fois qu'est-ce qui est le meilleur pays, la Russie ou la France, les séjours à la datcha en été, la tiota qui est juive quand ça l'arrange.

    La petite fille essaie de jongler comme elle peut entre ces deux univers, ces deux langues ; elle le raconte avec drôlerie et légèreté. Malgré tout, on se dit que ça n'a pas dû être facile tous les jours ces allers-retours entre deux langues et deux cultures.

    Et puis, l'univers kafkaïen de la justice pour récupérer Polina, les visites codifiées au tribunal, j'ignorais que c'était aussi difficile.

    Une lecture agréable, qui fait réfléchir et donne un éclairage touchant sur une double culture et un milieu familial. J'aurais aimé que la réflexion aille un peu plus loin, le ton reste assez léger tout au long, mais j'ai pris plaisir à cette lecture.

    L'avis de Tête de lecture Alex Delphine-Olympe Doudoumatous

    Polina Panassenko - Tenir sa langue - 192 pages
    Editions de l'Olivier - 2022

  • La fille qui voulait voir l'ours

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    "Le coeur battant, le souffle court, je choisis d'avancer. Ce doit être l'un des plus beaux moments du parcours. Le plus incertain, le plus chancelant. Une légère oscillation, un pas de l'autre côté, et c'est un saut dans l'inconnu, dans le grand dehors. Seule au sommet de cette montagne, seule sur terre devant une succession infinie de dômes verts. Je me sens si fragile. Si petite. Une goutte d'eau, un petit caillou, une fougère, un insecte. Une chose minuscule et invisible, impuissante dans le grand tout qui m'entoure."

    Katia Astafieff, marcheuse aguerrie, décide de se lancer dans le sentier des Appalaches, côté canadien, le SIA. Elle veut découvrir la fameuse wilderness, se retrouver seule au coeur de la forêt, et si possible rencontrer l'ours noir qui vit dans ces contrées.

    Ce qui caractérise ce récit de voyage, c'est l'humour de l'autrice. Dès les préparatifs on s'amuse devant ses essais de sac, de chaussures et même de culotte et de soutien-gorge. Elle essaie de ne rien laisser au hasard, dans la partie la plus profonde du sentier elle va être complètement isolée plusieurs jours, sans autres ressources que celles qu'elle portent sur son dos.

    Prévoir les vivres, les points de ravitaillement, les étapes, elle croit avoir une bonne idée de ce qui l'attend. La suite lui prouvera qu'elle n'est pas aussi bien préparée qu'elle le pense.

    Dès le premier jour elle galère, elle avance à deux à l'heure, sous une canicule imprévue. Elle fera 8 kilomètres au lieu des 25 programmés. La suite sera à l'avenant, avec toujours cette lenteur due au terrain qui monte, qui descend, sous une chaleur accablante dès le matin.

    Ce qui rend le périple sympathique c'est le naturel de la narratrice, elle ne cache pas le moins du monde ses failles et ses peurs. Les premières nuits sont affreuses, elle a peur de tout, elle imagine l'ours l'attaquer, un tueur en série lui faire la peau, elle entend des bruits suspects etc ... Ses journées sont un calvaire, elle doit s'arrêter toutes les deux minutes pour poser son sac, bref, elle est loin de son rêve initial.

    Et puis jour après jour, elle avance, sous l'oeil incrédule des quelques personnes qu'elle croise et qui ne peuvent pas croire qu'elle s'est lancée toute seule dans un telle aventure. 500 kilomètres tout de même, en un mois. Elle fera des rencontres plus ou moins agréables.

    On souffre pour elle dans certains passages en se demandant pourquoi elle s'inflige une telle épreuve et de telles frayeurs. Mais peu à peu son état d'esprit change, elle a de grands moments d'émerveillement devant la splendeur des paysages traversés et la beauté de la nature. Elle surmonte même une effrayante chute qui aurait pu lui coûter cher.

    Rencontrera-t'elle l'ours ? Ça je ne vous le dirai pas.

    Une aventure au féminin, dépaysante et sans esbroufe

    "On va au bout de soi-même et on se rend compte que c’est possible".

    Le site de l'autrice

    L'avis de Cathulu

    Katia Astafieff - La fille qui voulait voir l'ours - 256 pages
    Editions Arthaud - 2022

  • Résistante

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    "Notre vie dépend du bon vouloir des occupants. Ces nazis que nous surnommons "les doryphores" du nom de ces insectes qui engloutissent les pommes de terre, veulent dévorer la France ! Il m'arrive de me retrouver coincée à la gare de Versailles-Chantiers alors que le couvre-feu vient d'être décrété. Sur le chemin menant à la maison, j'ai repéré des portes cochères que je peux ouvrir facilement afin de me cacher dès que j'entends les soldats frapper le pavé de leurs gros godillots ... En route, je prends parfois un malin plaisir à glisser "mon" journal dans les boîtes aux lettres de collaborateurs, pour défier ces Français particulièrement couards et dangereux".

    Lors d'une émission récente de "la Grande Librairie", j'ai été impressionnée par le parcours et la dignité de Jacqueline Fleury-Marié. J'ai eu envie de poursuivre ce moment avec le livre qu'elle a co-écrit avec Jérôme Cordelier. J'y ai retrouvé une grande part des propos qu'elle a tenus dans l'émission, plus développés bien sûr.

    Jacqueline Fleury-Marié est entrée dans la résistance à 17 ans. Il faut dire que le climat familial l'y prédisposait. Sa mère avait vécu la première guerre mondiale dans la Somme, elle savait de quoi l'occupant était capable et c'était pour elle vital de le combattre à nouveau.

    Toute la famille participait à des degrés de responsabilité divers, les parents, Jacqueline et son frère Pierre. D'abord des petites tâches, puis des missions de plus en plus dangereuses. Jacqueline finira par être arrêtée, sur dénonciation, ainsi que sa mère.

    Elle connaîtra la prison, la torture, jusqu'au jour du départ en wagon à bestiaux, sans savoir si sa mère a subi le même sort qu'elle, ni la destination du voyage. Comme toutes les femmes de son convoi, elle est loin de se douter de ce qui l'attend.

    Ce sera l'arrivée à Ravensbrück en août 1944, sinistre camp de femmes, où elle aura à la fois le bonheur et la tristesse de retrouver sa mère. Elle espérait qu'elle avait pu échapper à cette épreuve. Le récit de Jacqueline rejoint d'autres témoignages sur ce camp, notamment celui de Germaine Tillion. C'est toujours le même choc de les lire.

    Jacqueline Fleury-Marié évoque ses tourments et ses souffrances avec pudeur ; elle rend surtout hommage à ses compagnes, elle insiste sur la solidarité qui existait entre elles et qui lui a permis de survivre. C'était des prisonnières politiques, elles continuaient le combat à leur manière, avec beaucoup de courage, notamment lorsqu'elles ont été contraintes de travailler pour l'armement allemand.

    Elle connaîtra les marches de la mort, jusqu'au moment où, à quelques unes, elles s'écartent de la longue file et se réfugient dans une cabane, sachant les Russes plus très loin. Elles seront repérées par des prisonniers de guerre français, qui les aideront, les protégeant à la fois des nazis et des Russes jusqu'à leur libération.

    Jacqueline espère être rapatriée rapidement en France, mais il faudra attendre encore et le retour ne sera pas facile. Sa mère et elle ne sont pas accueillies à bras ouverts, personne n'imagine ce qu'elles ont vécu, ni n'a envie de le savoir.

    Témoignage précieux d'une dame de 95 ans, qui a continué à oeuvrer pour les survivants des camps après la guerre, en participant à des associations et en se rendant régulièrement dans des classes.

    "Enfin nous allons pouvoir boire. Les visages épuisés et tendus s'ouvrent quelque peu. Boire. Depuis des heures, nous n'aspirons qu'à cela. Six cents femmes guettent le tuyau d'arrosage en espérant l'eau salvatrice. Espérance vaine. Cruauté supplémentaire, cruauté ordinaire. Il faudra bien s'y habituer : aucune d'entre nous ne recevra ne serait-ce qu'une cuillère à café d'eau. Pas la moindre goutte. Même pour la plus malade d'entre nous.

    Jacqueline Fleury-Marié - Jérôme Cordelier - Résistante - 128 pages
    Livre de Poche - 2021

  • Mes 18 exils

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    "Toute ma vie trop grosse, pas assez belle, trop ceci et pas assez cela. des complexes en pagaille et puis, par la magie d'une rencontre une nuit à Paris, j'ai quitté ces obsessions de laideronne pour devenir une femme fatale, m'exiler de ma vieille peau et faire peau neuve. Certains exils sont réjouissants".

    Je ne connais pas les livres jeunesse de Susie Morgenstern, pour la bonne raison qu'elle ne les avait pas encore écrits lorsque j'étais moi-même enfant ! Par contre, j'en ai beaucoup entendu parler et quelques interviews à la radio ont attisé ma curiosité, suffisamment pour me lancer dans cette autobiographie originale.

    Le livre est divisé en 18 parties, dont les titres donnent une idée

    - être une fille
    - être loin de ses soeurs
    - être juive
    - être amoureuse
    - errer
    - être veuve
    - être malade etc ...

    L'ordre chronologique est bousculé, ce qui a peu d'importance, l'autrice évoque sa naissance dans une famille juive du New-Jersey, ses soeurs bien plus douées qu'elle (dit-elle) ses années d'école, la fac, puis le départ pour Jérusalem où elle rencontrera Jacques, l'amour de sa vie, un mathématicien français.

    La voilà exilée dans un pays inconnu, plein de bizarreries, loin des siens. Les différences entre les Etats-Unis et la France donne lieu à des passages hilarants. Viendront les enfants, les joies et les peines ordinaires, le quotidien à concilier avec l'écriture, les jours sombres de la mort de Jacques et la deuxième rencontre, totalement inattendue.

    Susie Morgenstern se livre avec franchise et vivacité, le ton est pétillant. Pourtant, derrière l'auto-dérision on sent parfois la tristesse, les ratés, les manques, effleurés avec délicatesse.

    Une lecture plaisante, pleine de vie, mais moins légère qu'il n'y paraît.

    "Une journée sans courrier de mes soeurs ou de ma mère était une sorte de petite mort. Ma mère répondait religieusement. Elle m'appelait "son enfant de papier". Mais, malgré le lien indéfectible, mes yeux s'ouvrirent enfin et je compris qu'elle n'avait pas toujours raison. Elle s'agrippait à son pouvoir et j'étais trop bête pour dire non, agir selon mes propres désirs. Pour ma mère, mettre un bébé de sept mois à la crèche était criminel et il fallait être une malade mentale pour faire le marché tous les jours".

    L'avis de Cathulu

    Susie Morgenstern - Mes 18 exils - 296 pages
    L'iconoclaste - 2021

  • Carnets d'estives (Des Alpes au Chiapas)

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    "J'éprouvais pour la première fois le sentiment de pénétrer dans l'intimité de la montagne, d'être introduit auprès de ses habitants. Je sortis mes jumelles pour mieux les observer. Ils léchaient les pierres. Le troupeau de brebis était passé par ici quelques semaines auparavant, et du sel avait probablement été répandu sur ces pierres. Les chamois continuaient à venir les lécher. Je restais ainsi un bon moment, étendu sur l'herbe fraîche et mouillée par la rosée. Puis je finis par me souvenir que j'étais venu pour installer un parc. Je me relevai et j'essayai tout de même de gagner quelques mètres sans qu'ils me vissent."

    J'ai eu un coup de coeur pour ce récit, lu l'été dernier, mélange de souvenirs de voyages, de saisons en alpage, de réflexions et d'écologie. A 19 ans, l'auteur, étudiant en philosophie part pour la première fois comme aide-berger en alpage. Pas très bien accueilli, il s'adapte au mieux, fasciné par cette vie au plus près d'une nature authentique, logé dans une cabane rudimentaire, dépouillé de tout besoin inutile.

    Le récit alterne les saisons en alpage dans les Alpes et des voyages plus lointains, notamment dans le Chiapas au Mexique, ou dans les grands parcs nationaux américains.

    "Les heures passent et nous sommes peu à peu enveloppés par l'atmosphère envoûtante du canyon, suffisamment vaste pour que nous ne nous y sentions pas enfermés, et néanmoins suffisamment étroit et encaissé pour créer un climat d'intimité absolu. Au matin du deuxième jour, nous atteignons l'extraordinaire cascade de la Conchuda, la deuxième et la plus imposante des deux grandes chutes d'eau du canyon, avec ses piscines naturelles aux eaux d'un bleu laiteux d'une beauté irréelle, qui prennent leur source dans une rivière souterraine jaillissant des falaises quelques centaines de mètres en amont. Nous passons la journée à explorer les vasques qui s'y succèdent, à nager, à plonger dans ces eaux turquoise où se dessinent les jeux d'ombres et de lumière du ramage des arbres qui nous entourent et nous enveloppent".

    L'auteur a des convictions profondes, ne mâche pas ses mots sur les dégradations liées aux hommes, sur les paysages et sur les populations. Il n'a pas apprécié son voyage aux Etats-Unis, dans la région même ou Edward Abbey a été ranger.

    "Tel semble être le destin des peuples et des lieux à l'époque moderne ; les uns commencent par lutter contre leurs envahisseurs et finissent par vendre de l'artisanat le long des routes, les autres forment d'abord un réseau vivant de présences tantôt bienveillantes et tantôt menaçantes, pour finir par laisser place aux parkings, aux buvettes et aux parcs accrobranche. Ne voulant pas céder à la première déconvenue, je poursuivis malgré tout ma route. Mal m'en prit. Je n'avais pas encore réalisé que voyager en vélo aux Etats-Unis peut être un anachronisme coupable et que les park rangers eux-mêmes, enivrés par la toute-puissance des prothèses motorisées que le gouvernement leur octroie généreusement, n'ont la plupart du temps qu'un lointain souvenir de ce que l'on pourrait appeler les limites du corps".

    J'ai tout aimé dans ce texte, l'écriture sans artifices inutiles, les descriptions, les constats implacables, les rencontres plus ou moins heureuses. J'aurais trouvé facilement des extraits à chaque page. Ecrire ce billet me donne d'ailleurs envie de le relire sans tarder.

    "Comme nombre d'entre nous, je souhaiterais que puisse cohabiter en paix le monde paysan et le monde sauvage, que les prédateurs et les bergers puissent vivre en bonne entente, que "le loup et l'agneau puissent partager la même couche". Mais s'il me fallait choisir entre une montagne sans bergers ni moutons, pleine de loups et de touristes (avec leur sinistre cortège de sentiers d'interprétation, de parcs accrobranche, de pistes de ski et de faux paysans sentant bon l'authenticité et la sagesse), ou une montagne sans loups, mais avec une économie paysanne agro-pastorale forte et respectueuse, j'opterais pour la seconde alternative".

    Une lecture qui mérite une place de choix parmi les récits de voyage.

    Pierre Madelin, auteur et traducteur, a grandi à Cuba et à Paris. Il vit et travaille à San Cristobal de las Casas, au Mexique. Il est notamment l’auteur de Après le capitalisme et Faut-il en finir avec la civilisation ? Primitivisme et effondrement (Ecosociété).

    Pierre Madelin - Carnets d'Estives - 144 pages
    Editions Wildproject - 2021

  • Le pain perdu

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    "Au crépuscule, avec la rapidité de l'extinction des feux, ils nous ont chassés des maisons en hurlant, nous frappant et nous lançant des insultes, dans un mélange de la belle langue hongroise et de l'allemand, maudissant notre race et tous nos ancêtres : prophètes pouilleux, punaises, chancres, ils énuméraient constamment les injures, en surveillant la foule qui avançait sous les regards indifférents des rares passants et de ceux qui restaient enfermés dans leurs maisons".

    Edith Bruck est née en Hongrie en 1931, dans une famille juive pauvre aux confins de l'Ukraine et de la Slovaquie Elle a cinq frères et soeurs, c'est une petite fille gaie qui aime l'école et son village. Sa mère est très religieuse et se réfère à Dieu pour tout. Puis ce seront les premières persécutions, le départ brutal pour le ghetto de Sátoraljaújhely et ensuite la déportation de la famille à Auschwitz. Elle a tout juste treize ans. Un soldat allemand lui sauve la vie en l'obligeant à se séparer de sa mère et à prendre la bonne file.

    La suite rejoint bien des témoignages, tout en étant unique comme à chaque fois. Elle a la chance d'être avec une de ses soeurs et elles ne se quitteront pas, camp après camp. Elles connaîtront la faim, le froid, les coups, une marche de la mort mais vont s'en sortir toutes les deux et se jurer de ne plus se quitter. Elle a seize ans.

    La libération ne signifie pas pour autant une vie pleinement retrouvée. Personne ne les attend, elles ne sont les bienvenues nulle part. Elles retournent en Hongrie où une de leurs soeurs a échappé à la déportation et a fait un mariage bourgeois. Elle ne veut rien savoir de ce qu'Edith a vécu. La cohabitation n'est pas possible très longtemps.

    "Et, en plus de la femme du jeune Alex, l'ex-compagnon de camp de mon frère, il y avait un va-et-vient continuel de personnes à l'air égaré, qui, pas plus que moi, ne savaient que faire de leur vie, ni comment se remettre à vivre. Ils ne se sentaient bien ni dans leur peau, ni en présence des autres : quelque chose s'était brisé en eux, en nous, quelque chose avait changé définitivement dans leur vie, dans la nôtre".

    Edith va commencer une vie d'errance, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne, la France, Israël, où elle ne s'adapte pas du tout et ne supporte pas l'aspect militaire de la société. Elle vit de petits boulots, se lance dans la danse et la chanson, jusqu'au jour, où elle arrivera en Italie, où elle se sentira immédiatement chez elle, avec enfin une existence possible.

    Edith a une forte personnalité ; sortie des camps elle sait qu'elle ne se laissera plus dicter sa conduite par personne, pas même par sa soeur. Leurs routes vont se séparer. Edith prend des chemins qui ne plaisent pas à sa famille, elle n'en aura cure et suivra sa voie. Elle se débrouille comme elle peut, fait des erreurs, mais va de l'avant. A vingt ans elle s'est déjà mariée et a divorcé trois fois.

    C'est parce qu'à 90 ans Edith Bruck a senti sa mémoire défaillir qu'elle s'est lancée dans ce court récit pour ne rien perdre de ce qu'elle a vécu. Elle écrit et raconte sans fioritures, allant droit au but. J'ai été autant touchée par la partie liée aux camps que par l'après-libération, ces longues années où les survivants ont continué à être ignorés, livrés à eux-mêmes dans des sociétés toujours hostiles à leur présence.

    "En fille adoptive de l'Italie, qui m'a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd'hui profondément troublée pour mon pays et pour l'Europe, où souffle un vent pollué de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n'ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu'il est d'identité forte, revendiquée à cor et à cris, italianité pure, blanche ... Quelle tristesse, quel danger !"

    A signaler que la collection Points sort également "Qui t'aime ainsi" premier récit édité en Italie en 1959. Ainsi qu'un recueil de poèmes "Pourquoi aurais-je survécu ?"

    Par ailleurs, sur France-Culture vous pouvez écouter une interview de son traducteur, René De Ceccatty.

    Edith Bruck - Le pain perdu - 176 pages
    Traduit de l'italien par René De Ceccatty
    Editions du sous-sol - 2022