"Je ne sais pas ce que c'est que d'être juif, on ne m'en a jamais rien transmis et cela ne me manque pas.
Ayant grandi en France et en démocratie, nul ne m'a jamais "désignée" malgré moi. En revanche, je comprends en lisant Perec que "je suis étrangère à quelque chose de moi-même" différente non pas des autres, mais "différente des miens". En effet, je ne parle pas la langue que ma mère parlait avec ses parents, je ne partage pas "leurs souvenirs, leur histoire, leur culture, leur espoir". Je n'ai pas le sentiment d'avoir oublié, mais celui de n'avoir jamais pu apprendre".
Jusqu'à présent, comme tout le monde, je connaissais Sonia Devillers en tant que journaliste à France-Inter. J'ignorais qu'elle était d'origine roumaine et juive.
J'ai donc découvert son histoire familiale avec ce récit sous forme d'enquête prenante. Je n'ai pas de connaissance particulière sur l'histoire roumaine, j'en connais les grandes lignes, sans plus, je n'avais jamais entendu parler de ce troc de l'Etat roumain, juifs contre bétail et ensuite simplement espèces sonnantes et trébuchantes avec Israël.
Les grands-parents de l'autrice sont issus de milieu bourgeois. Harry et Gabriela n'ont jamais vraiment raconté comment ils avaient traversé la guerre en échappant à la mort. Ils en parlaient comme quelque chose de banal, donnant l'impression de ne pas avoir de ressenti.
Harry et Gabriela ont adhéré rapidement au discours communiste qui promettait qu'il n'y aurait plus de différences entre les hommes, plus de discriminations.
Alors comment se sont-ils retrouvés sur un quai de gare français en 1961, hébétés après un voyage interminable, angoissant et dangereux ?
L'ouverture des archives de la Sécuritate a permis à l'autrice de remettre en pespective ce qui les avaient amenés là. Au coeur de l'histoire, elle trouve un passeur, juif lui-même, Henry Jacober, dont l'action sera déterminante pour nombre de juifs qui veulent quitter la Roumanie. Le pays ayant un besoin énorme d'argent, va négocier leur départ contre du bétail, porcs, poulets, veaux, mais aussi contre des installations ultra-modernes, abattoirs, bâtiments, clefs en main.
C'est un récit assez complexe, avec des détails ahurissants. Sonia Devillers se demande régulièrement jusqu'où ses grands-parents ont été au courant de ce qui se passait, surtout lorsqu'ils avaient une place enviable au parti, après la guerre. Ont-ils fermé les yeux pour garder leur position ou croyaient-ils vraiment à un monde nouveau ?
Le mélange récit familial et grande histoire est bien articulé et se suit facilement. La question de la judéité est centrale, d'autant plus puissante que la famille ne voulait pas en tenir compte elle-même.
L'autrice a dû se construire dans cette famille ou sa mère et sa tante ont été arrachées à leur pays à 16 et 14 ans et en gardent une blessure certaine.
Elle fait un portrait assez sévère de sa grand-mère, consciente de sa valeur et n'ayant jamais digéré son déclassement en France, tout en se démenant pour nourrir et éduquer sa famille.
C'est une lecture que j'ai appréciée, qui amène une pierre de plus malheureusement à ce que l'humain est capable de faire dans le pire. J'ai été un peu parasitée par la perception que j'ai de l'autrice. J'écoute ses émissions et je la trouve régulièrement excessive et de parti-pris, un ton que j'ai parfois retrouvé dans le livre, mais c'est peu de chose au regard de ce qu'elle raconte.
Sur un thème pas très éloigné, un excellent roman "La musique engloutie" de Christian Haller.
Sonia Devillers - Les exportés - 288 pages
Editions Flammarion - 2022
Commentaires
Il a l'air très intéressant, à retenir :)
C'est souvent intéressant la troisième génération qui s'exprime ; et dans son cas, elle a pu avoir accès à des documents, ce qui n'était pas le cas avant.
Echanger des gens contre du bétail et autres.. cela me rappelle le très beau roman de Jim Fergus,"1000 femmes blanches" échangées contre des chevaux par les Cheyennes....
Je me pose toujours des questions sur l'humain ....et je suis très triste et révoltée aussi!!
"1000 femmes blanches" je ne l'ai pas lu et je me demande si c'était une histoire vraie. Je ne me souviens pas très bien ce qui en était dit. Ce qui fait plus mal ici, c'est que c'était pas loin de chez nous, et dans les années 60. On aurait pu penser qu'après la guerre, c'est un genre de pratique qui ne se ferait plus. Mais l'appât du gain justifie tout pour certains.
Un point de vue intéressant en tous cas... je ne connais pas ses émissions, je ne serais donc pas parasitée par un éventuel a priori si je décide de me lancer dans cette lecture.
C'est une lecture intéressante, écrite dans un style journalistique et qui met en lumière une pratique pas reluisante du tout. Que de souffrances humaines pour le bénéfice de quelques uns !
Je l'entends à la radio, et j'ai déjà lu ce livre (sans billet ^_^)
Et ? Tu l'as trouvé intéressant ?
Bien sûr!!!
J'ai entendu parlé de ce litre mais pas sure d'avoir envie de le lire pour le moment ! je suis encore dans l'ambiance de "si c'était un homme" j'ai besoin de légèreté !
Je te comprends, il faut respirer entre deux.
mais j'ai lu cela aussi je ne sais plus dans quel livre , le troc des juifs contre du bétail en Roumanie .
Depuis je cherche où j'ai lu cela.
Si tu retrouves dis-le moi, j'aimerais lire d'autres textes sur cette tractation qui a duré un bon moment.
C'est hallucinant de découvrir certains faits du passé qui peuvent se reproduire à toutes les époques et aux quatre coins du monde malheureusement !!! La nature humaine est parfois effrayante, le pire côtoie le meilleur depuis la nuit des temps, comment accepter l'inacceptable, là est la question. Merci Aifelle, bel après-midi. brigitte
C'est un questionnement sans fin et ce qui est difficile à concevoir c'est à quel point ce genre d'actes inhumains pèsent longtemps sur ceux qui l'ont vécu et sur les générations qui suivent.
Je ne connais Sonia Devillers qu'assez peu, je ne l'ai pas entendue à la radio depuis longtemps, nous écoutons plutôt France musique à cet horaire.
Toutefois, il s'agit encore une autrice qui mène des recherches sur l'histoire de sa famille, il y en a vraiment beaucoup ces derniers temps, même si c"est souvent intéressant.
C'est le troisième que je lis depuis la rentrée littéraire de septembre "Nous nous aimions" de Kéthévane Devrichawy, "Tenir sa langue" de Polina Panassenki et celui-ci. Toutes originaires d'Europe de l'Est ; il y a des similitudes dans leurs récits et des histoires familiales compliquées.
Il m'intéresse celui-ci, je le note dans mon pense-bête
Je pense que tu as déjà de bonnes connaissances sur l'histoire roumaine. Sans aucun doute, il t'intéressera.
J'aime beaucoup l'extrait en début de billet déjà. Je connais assez peu Sonia Devillers mais ton billet me donne envie d'en découvrir davantage sur son récit mêlant histoire roumaine, Grande Histoire et histoires familiale et personnelle.
N'hésite pas, c'est un bon récit, que j'ai lu avec intérêt et qui va au-delà de son histoire personnelle.
Oui Aifelle c'est d'après une histoire vraie...,j'ai lu la suite "la vengeance des mères" et il me reste le troisième à découvrir "les amazones"
Cette histoire m'avait passionnée!!
On pense et on dit toujours "plus jamais ça" mais comme tu l' écris l'appât du gain est toujours bien présent,hélas!
Beau mercredi Aifelle
Merci de la précision, c'était un peu flou dans ma mémoire. Je ne savais pas qu'il y en avait trois en tout.
Je l'ai entendue causer de cet épisode ahurissant (des gens contre du bétail !!!) dans ma France Inter. Je ne pense pas que je lirai mais c'était intéressant de l'entendre l'évoquer.
Quant à Sonia je l'aime bien car elle est intelligente, n'élude pas les questions qui fâchent mais elle m'agace aussi prodigieusement avec ses innombrables ratages (bégaiements, hésitations, noms déformés...) et parce qu'elle coupe énormément la parole (mais bon, vue la "courtesse" de son émission elle n'a sans doute pas le choix de ne pas laisser l'invité se répandre hors sujet).
Elle a des émissions excellentes, mais d'autres nettement plus ratées. Quand elle a quelqu'un dans le nez elle est pénible, c'est un peu trop voyant et parfois de mauvaise foi. Et elle a le défaut de trop de journalistes, elle veut faire dire à son invité ce qu'elle pense elle. Ceci dit, son livre a un intérêt certain (j'ai souri quand elle décrit le caractère de sa grand-mère, je me suis dit qu'il y avait peut-être un petit héritage).
Oui c'est ça, elle entraîne l'invité là où elle veut qu'il aille. ça ne marche pas à tous les coups.
Elle est autoritaire et les gens autoritaires me font peur et me fatiguent rapidement.
@ Keisha : ouf, comme tu ne précisais pas, je me suis demandée si tu l'avais aimé. Le contraire m'aurait étonnée.
je l'ai lu sans déplaisir mais sans passion véritable
je note le livre que tu signales
Le livre que je signale est un roman, la qualité littéraire est supérieure, mais on ne peut pas comparer avec une enquête journalistique. J'avais beaucoup aimé le style et l'écriture de l'auteur. Hélas, les deux suivants ne sont pas traduits.
La lecture de ton billet aide à comprendre ce titre - quand l'être humain était une marchandise...
Ne connaissant pas cette autrice, je lirais volontiers ce récit d'enquête pour en savoir un peu plus sur cette Roumanie que je connais si mal.
C'est une bonne occasion d'en savoir un peu plus sur ce pays . J'y suis allée dans les années 80, lorsqu'il était encore complètement verrouillé par Ceausescu. J'ai eu la chance de voir à Bucarest de magnifiques petites églises orthodoxes, hélas rasées trois mois plus tard pour laisser place à l'horrible palais voulu par lui. Nous ne pouvions pas parler librement avec la population.
Je ne connais pas du tout cette journaliste. Cela parasitera sans doute moins ma lecture.
J'ai été un peu parasitée, mais pas trop non plus heureusement. L'histoire est suffisamment intéressante pour que je l'aie lu sans problème.
Facile de juger les grands parents quand on n'a pas soi-même vécu ce qu'ils ont vécu ! Elle n'est pas un peu trop péremptoire? Je ne sais pas, je ne la connais pas !
Mais je viens de lire les commentaires et j'ai eu la réponse !
Je l'écoute assez régulièrement et en la lisant, j'entendais sa manière de s'exprimer, très agaçante parfois. J'ai hésité à lire son récit à cause de cela, finalement je n'ai pas regretté, il m'a intéressée.
tiens, pour moi qui viens de finir La carte postale de Berest, il y a de belles similitudes !
En effet. J'ai lu "la carte postale" à sa sortie ; et il y en a d'autres. La recherche des racines est importante pour la troisième génération. Ces autrices veulent sortir du silence qui leur a été imposé.
@ Pascale : elle est autoritaire et a tendance à penser qu'elle a toujours raison .. Quand elle a un invité à forte personnalité, ça va, elle ne peut pas trop déborder, mais avec quelqu'un de moins solide, elle ne lui laisse aucun espace.
Ah oui, c'est celle de la radio? Je ne sais pas encore si je vais la lire... le hasard peut décider pour moi ^^
Oui, c'est celle de la radio. A priori, je n'avais pas envie de la lire, mais son récit est vraiment intéressant. Je ne regrette pas.